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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/483

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échelle métaphysique reliant entre eux par des différences infiniment petites tous les êtres, de la création n’est pas restée, comme on sait, à l’état de pure abstraction dans ses écrits. Après que Trembley, par ses merveilleuses expériences, eut réalisé la prophétie de la découverte des animaux-plantes et démontré que le polype était à la fois un animal, puisqu’il se meut, et un végétal, puisqu’il pousse des bourgeons, Bonnet imagina de matérialiser, si je puis ainsi dire, la loi transcendantale énoncée par Leibnitz, et il affirma qu’il existait une échelle continue et réelle des êtres reliés entre eux, sans hiatus, par des espèces mitoyennes et de transition, ne laissant dans la nature aucun vide ni intervalle. C’est ainsi que le singe forma le passage de l’homme à l’animal, la chauve-souris celui des quadrupèdes aux oiseaux, l’anguille celui des reptiles aux poissons, le ver à tuyau celui des insectes aux coquillages, le polype enfin celui des plantes aux insectes. Bonnet eut des disciples, et ceux-ci, renchérissant sur leur maître, comme celui-ci l’avait fait sur Leibnitz, poussèrent le système à bout, et prétendirent que toutes les espèces sont dérivées d’une seule, que toutes les classes ne sont que des ébauches successives de toutes les autres, et qu’il faut voir dans les êtres inférieurs de la création autant de chrysalides d’un prototype toujours le même, qui ne fait que passer du ver à l’homme par une série ascendante d’états divers infiniment peu différenciés l’un de l’autre. Or, il faut l’avouer, entre les conséquences les plus extrêmes de cette théorie et le principe, quelque purement transcendantal qu’on voudra le supposer, de Leibnitz, la distance est si médiocre, que la logique a bientôt fait de la parcourir. Surtout, disait Leibnitz, il n’y a dans la nature « ni vide, ni cahots, » et il attendait du microscope la démonstration expérimentale de son principe. De là à parler comme Bonnet ou ses disciples il n’y a qu’un pas, et il est impossible de ne pas reconnaître à la théorie de la continuité effective des êtres une origine toute leibnitienne.

Or cette théorie, que je vois M. Foucher de Careil s’appliquer partout à laver du reproche de panthéisme, mais que je ne l’entends nulle part, à aucun autre titre, répudier ou combattre, cette théorie depuis quarante ans au moins est soumise à des objections très graves qu’il est regrettable que M. Foucher de Careil ait omises : je veux parler des objections de Cuvier. Je sais qu’il est une école métaphysicienne et physiologiste qui fait peu de cas des admirables travaux de Cuvier, et qui est en train de faire venir la mode de ne plus tenir compte de lui. À la bonne heure, mais le nouvel éditeur de Leibnitz est un esprit plus sérieux, et je suis fâché, tenant comme il fait pour la théorie de la continuité des êtres, qu’il n’ait rien dit de la difficulté qu’il y a à la mettre d’accord avec la diversité de structure, de composition, de type et de plan des individus de différentes espèces, avec la fixité de ces mêmes espèces et avec l’impossibilité de certaines combinaisons d’organes : principes tous démontrés pas Cuvier, à l’aide de l’anatomie et de l’histoire des fossiles, de manière à les mettre au-dessus de toute espèce de doute, et qui conduisent à la nécessité fatale d’admettre dans l’échelle des êtres ces interruptions, ces intervalles, ces cahots, ces hiatus, ces saltus que repoussait Leibnitz. Il est impossible de méconnaître les grands faits mis à ce sujet en lumière par Cuvier et de ne pas confesser avec lui que la structure anatomique des êtres, qui est la même pour tous les individus d’une classe, est absolument différente