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économiques, il invente un procédé dont un Européen ne se serait certainement point avisé.


« S’il est une jouissance que j’envie à un peuple quelconque en ce monde, c’est bien celle d’entendre de la bonne musique, que l’on goûte dans votre pays. La musique, c’est la passion favorite de mon âme, et le sort m’a jeté dans un pays où elle est encore dans un état déplorable de barbarie… Les limites d’une fortune américaine ne nous permettent pas de prendre à notre service une troupe de musiciens ; mais j’ai pensé que la passion pour la musique pouvait se combiner avec cette économie qui nous est imposée. Au nombre de mes gens à gages, j’ai un jardinier, un tisserand, un ébéniste et un tailleur ; je voudrais avoir en outre un vigneron. Dans un pays comme le vôtre, où la musique est cultivée et pratiquée dans toutes les classes, je pense qu’il ne serait point difficile de trouver des ouvriers de ces diverses professions qui sussent jouer du cor de chasse, de la clarinette, du hautbois et du basson. On pourrait ainsi avoir un orchestre composé de deux cors de chasse, de deux clarinettes, de deux hautbois et d’un basson, sans rien ajouter à sa dépense domestique. »


Idée assez plaisante, qui ne pouvait naître qu’au sein de la « barbarie, » mais qui n’en est pas moins inspirée par un besoin élevé des jouissances que donnent les arts en parfaite harmonie avec les goûts et les prétentions de la bonne compagnie européenne au XVIIIe siècle ! Jefferson ne voit l’Europe que de loin. Malgré son désir de l’imiter, il n’est ni bien vite ni bien exactement au courant de ce qui s’y passe ; mais il suit le mouvement général qui emporte les esprits dans l’ancien monde, le souffle philosophique du XVIIIe siècle l’anime. C’est de lui qu’il tient cette passion pour les sciences, les arts et les lettres, cette curiosité avide et superficielle, cette confiance un peu présomptueuse dans la puissance intellectuelle de l’homme, tous ces traits qui lui donnent une physionomie si originale au milieu des planteurs virginiens qui l’entourent, esprits actifs, entreprenans, éclairés et ouverts, mais sages, simples, pratiques, attachés aux traditions anciennes, encore pieux par habitude sans être bien fervens, et dont l’indépendance et la hardiesse ne s’exerçaient guère qu’à défendre les droits des colonies contre la métropole et qu’à étendre les conquêtes de l’homme sur le désert.

Jefferson n’était point d’ailleurs un phénomène isolé en Amérique. Dans presque toutes les colonies anglaises, le salon du gouverneur royal était, avant la révolution, le centre d’une petite société polie et cultivée composée d’avocats, de professeurs, de magistrats, de hauts fonctionnaires, tous plus ou moins préoccupés de s’élever au niveau du monde lettré de la métropole, tous plus moins atteints par les idées et les passions du temps. La plus grande partie de la classe supérieure restait étrangère à leurs prétentions, mais subissait peu à peu l’influence