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histoire ! « Mais j’oublie, dit M. Ludwig, que le lecteur ne sait pas de quoi je lui parle ; c’est précisément cette histoire d’il y a trente ans que je veux lui raconter. »

Si je voulais la raconter à mon tour d’après M. Otto Ludwig, j’écrirais tout un livre. Le tissu de son œuvre est si serré, la narration si logique, si pressante, qu’il n’est guère possible de la résumer en quelques pages. Ne croyez pas pour cela que les événemens soient nombreux et compliqués ; deux ou trois scènes terribles, peut-être exagérées, composent la partie extérieure du récit : le reste du drame se déroule dans l’âme des acteurs : Il semble par instans que la situation première n’ait pas changé ; l’action marche pourtant, et l’émotion devient poignante.

Voici ce qui se passait il y a trente ans : le personnage que nous avons vu contempler si mélancoliquement le clocher de l’église est un vaillant ouvrier dans la fabrique de son père. Le maître couvreur, le père Nettenmair, conduit la maison avec une probité sévère et presque sauvage ; on dirait le pater-familias des vieux Romains s’attribuant droit de vie et de mort sur ses enfans. Il a deux fils, Apollonius et Fritz. Jamais deux caractères ne furent plus opposés. Apollonius (c’est notre héros) est une conscience droite, un cœur ferme et stoïque ; la probité farouche du père a reparu chez le fils sous des formes plus douces. Fritz est un joyeux compagnon que n’ont jamais troublé les scrupules de la conscience. Or Apollonius aime une jeune fille, la belle Christiane, qui l’aime aussi. Ils pourraient se marier, ils sont dignes l’un de l’autre, et ce mariage serait la joie du vieux père, le bonheur de la maison ; pourquoi leur destinée ne s’accomplit-elle pas ? Également timides tous les deux, ils n’osent s’avouer qu’ils s’aiment. Fritz est plus hardi, il fréquente les cabarets et les bals, il a la parole preste : c’est Fritz qui se charge de transmettre à Christiane les confidences d’Apollonius ; mais Christiane est bien jolie : s’il la prenait pour lui-même ! Cette pensée lui vient subitement, et il ne la repousse pas. Fritz n’aime pas Christiane ; il la trouve belle, il la désire, rien de plus, et confiant dans sa supériorité,’plein de dédain pour la gaucherie de son frère, il va enlever Christiane à Apollonius et briser ces deux cœurs. Figurez-vous à l’œuvre un Iago de bas étage : Fritz n’a pas de peine à éloigner l’un de l’autre Apollonius et Christiane. Intrigues et calomnies, tout lui est bon. Apollonius est persuadé que Christiane a repoussé son offre avec moquerie ; Christiane apprend, la mort dans l’âme, qu’Apollonius ne mérite pas son amour. On devine ce qui va suivre : Christiane, poussée par le dépit, consent à épouser Fritz, et le pauvre Apollonius ; pour cacher sa douleur, se hâte de quitter le pays.