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commis d’une maison de commerce, ont une vie agitée, romanesque, aventureuse ; l’autre prend deux ou trois personnages dans la classe des artisans, et de ces destinées en apparence si simples il fera sortir le plus naturellement du monde des tragédies pleines d’épouvante. Si l’on pouvait fondre ensemble ces deux talens, si les idées de M. Freytag étaient mises en œuvre avec la force et la précision de M. Otto Ludwig, quel romancier on aurait là !

Nous sommes dans une petite ville d’Allemagne, et le héros de l’histoire est un couvreur. Regardez bien ce jardin, regardez surtout cet homme qui s’y promène. Tout est grave, sévère, presque solennel dans le tableau que vous avez sous les yeux. La maison, malgré ses volets verts, a une physionomie rigide ; le jardin est tenu avec une propreté minutieuse. Est-ce un artisan, ce promeneur solitaire dont la physionomie commande le respect ? On dirait un disciple de Kant, un stoïcien qui médite sur la destinée humaine ; c’est un stoïcien, mais qui n’a pas eu d’autre maître que l’expérience de la vie. Quand M. Nettenmair s’en va par la rue avec sa canne à pommeau d’argent et ses habits passés de mode, chacun lui témoigne une déférence à la fois sympathique et craintive. Malgré la douce expression de son visage, qui oserait être familier avec un tel homme ? Une dignité naturelle lui donne un rang à part : c’est la dignité de la souffrance, c’est surtout la dignité d’une âme esclave du devoir et à qui sa conscience a imposé de terribles épreuves. Il y a environ une trentaine d’années, le frère de M. Nettenmair, couvreur aussi comme son père et son aïeul, est tombé du haut du clocher de l’église et s’est tué sur le coup ; il laissait une jeune femme et deux enfans. Depuis ce jour, M. Nettenmair est le chef de la famille ; il a recueilli sa belle-sœur sous son toit et s’est chargé de l’éducation des enfans. La veuve, qui n’est plus jeune, est toujours belle et gracieuse ; la tendresse qu’elle a vouée à son beau-frère est mêlée de vénération, et il faut voir avec quelle courtoisie chevaleresque l’austère personnage traite la mère de ses neveux. Pourquoi ne l’a-t-il pas épousée ? C’est la question que les gens de la ville se sont adressée plusieurs fois. Ils ne savent pas le secret de ces deux âmes, ils ne savent pas de quel drame la tranquille maison a été le théâtre. En ce moment même, après tant d’années, lorsque le grave artisan se promène à pas lents dans ce petit jardin si bien tenu, image de la régularité de sa vie, d’effrayans souvenirs assiègent sa pensée. Il regarde la tour de l’église, la tour Saint-George ; il se rappelle qu’il y a trente ans, à pareil jour, il revenait dans sa ville natale pour travailler avec son père et son frère ; il voyait de loin ce même clocher, et son cœur battait de joie. Quel changement aujourd’hui ! quels souvenirs attachés à cette tour Saint-George ! quelle effroyable