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ces membres que dévore jusqu’à la rage la maladie de la discussion, homme d’un esprit ardent, d’une imagination vive et d’une riche faconde, qui ne pouvait sans impatience écouter d’autre logique que la sienne. Il me demanda comment je pouvais rester tranquillement assis à écouter en silence de mauvais raisonnemens qu’un mot suffirait à réfuter. « Réfuter est facile, lui répondis-je, mais réduire au silence est impossible. Lorsque je propose une mesure, je prends en main l’aviron, comme c’est mon devoir ; mais en général je suis disposé à écouter. Lorsque les bons argumens et les objections valables ont déjà été produits par l’un des nombreux orateurs, cela suffit. Ai-je remarqué une omission, je me borne à la relever, sans répéter ce que d’autres ont déjà dit. » Avant la révolution, j’ai servi avec le général Washington dans la législature de la Virginie. Pendant la révolution, j’ai été le collègue du docteur Franklin dans le congrès. Je ne les ai jamais entendus parler plus de dix minutes de suite, et c’était sur le point capital, celui qui devait emporter la décision. Ils se bornaient à donner un coup d’épaule aux grandes questions, sachant bien que les petites suivraient d’elles-mêmes. En imitant ces exemples, on ferait en un jour ce qui prend une semaine ; mais si le congrès actuel (celui de 1821) pèche par l’abus de la parole, comment pourrait-il en être autrement dans une assemblée où le peuple envoie cent cinquante avocats ? Le corps législatif muet de Bonaparte, qui ne disait rien et faisait beaucoup, ne serait-il pas préférable à une assemblée où l’on parle beaucoup et où l’on ne fait rien ? »


Heureux ceux qui peuvent impunément se livrer à de semblables boutades, et qui n’ont pas contre les institutions de leur pays de plus sérieux griefs ! Jefferson pouvait louer à son aise les muets. Il était d’un pays où on ne le devient pas. Je ne sais si les muets trouveront quelque consolation dans les observations de John Adams, qui croyait avoir appris par expérience que le métier d’orateur est en définitive un très mauvais métier, plus compromettant que profitable, et qui ne convient nullement aux ambitieux. « L’éloquence dans les assemblées politiques n’est pas le moyen le plus sûr de faire son chemin et sa réputation. L’exemple de Washington, de Jefferson et de Franklin suffit à prouver que le silence et la réserve en public sont plus efficaces que l’argumentation et l’art oratoire. Un homme qui, jour par jour, vient justifier ses mesures et répondre aux objections de ses adversaires, devient trop familier au public, et s’attire inévitablement des ennemis par ses sarcasmes et ses reparties. »

Les exemples de John Adams sont mieux choisis que ses raisons. Dans la révolution américaine, aucun orateur n’a joué un aussi grand rôle que Jefferson, Franklin et Washington. La dissémination des assemblées locales, les règlemens du congrès, le caractère particulier de cette révolution, qui dut sa victoire non à une lutte intestine de classes et de partis, mais à une guerre étrangère, s’opposaient à ce qu’un homme d’état conquît la première place en Amérique