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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/566

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Jefferson ne se bornait donc point à représenter les assemblées locales comme le seul instrument possible de l’émancipation ; il manifestait des doutes sur la possibilité de l’émancipation elle-même, il accusait le congrès de vouloir s’en faire juge et les fédéralistes d’inventer au profit de leur parti des nouveautés dangereuses. Il y avait là un singulier manque de mémoire et de bonne foi. De tout temps, le congrès s’était reconnu impuissant à guérir le mal dans les états anciens, mais de tout temps il avait cherché à le circonscrire dans leurs limites, et le nom de Jefferson était resté attaché à la mesure la plus radicale qui eût jamais été proposée à cet effet. En 1784, alors que les passions publiques n’étaient point encore en jeu dans cette question, et qu’il n’y avait aucun danger à être franchement de son avis, il avait voulu que l’esclavage fût exclu de tous les états qui pourraient se former sur le territoire que l’Union possédait dans l’ouest, et après de longues hésitations le congrès n’avait adopté cette idée qu’en la mitigeant, et en restreignant l’exclusion à la région qui s’étend au nord-ouest de l’Ohio. Les mémoires de Jefferson sont aussi curieux par ce qu’ils omettent que par ce qu’ils renferment. On n’y trouve pas la moindre allusion à ce projet, dont celui qui l’avait présenté aurait pu se faire honneur. C’est qu’en 1821 Jefferson ne se souciait pas de cet honneur-là. L’institution de l’esclavage avait porté ses fruits dans la Virginie. « Cet état est dans une effroyable détresse, écrivait-il. J’ai vu vendre des terres pour le revenu d’une seule année, et l’on me dit qu’au-delà des montagnes, de bons esclaves se vendent pour 100 dollars et de bons chevaux pour 6. » Le seul moyen d’éviter une ruine complète, c’était d’ouvrir de nouveaux débouchés à des produits humains qu’on ne pouvait plus nourrir, et qui dépérissaient sur place ; il fallait répandre le mal au dehors pour diminuer son intensité à l’intérieur. « Voilà des états de bonne volonté qui consentent à partager le mal avec nous. L’effort fait par un parti pour les en empêcher est regardé par l’autre comme le meilleur moyen de rendre le mal incurable en le concentrant, et de détruire toute chance d’une extirpation finale… Je sais bien une chose : c’est qu’en laissant les esclaves du midi se répandre dans l’ouest, on ne fera point partager leur misérable condition à un seul être humain de plus, que leur diffusion sur une grande surface les rendra individuellement plus heureux, facilitera leur émancipation en divisant le fardeau sur un plus grand nombre de coadjuteurs, et hâtera le moment où nous pourrons nous débarrasser de cette plaie. Ceux qui en souffrent l’attendent avec plus d’impatience que les bruyans politiques qui prétendent s’arroger le monopole de l’humanité. » Attente stérile, et qui restera toujours telle tant qu’à l’exemple de Jefferson, les hommes