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d’état du midi sacrifieront la justice et la bonne politique sur l’autel de la popularité !

Dans les délibérations secrètes du congrès, dans ses conversations particulières, dans sa correspondance intime, dans ses mémoires posthumes, Jefferson a tenu à honneur de marquer explicitement son avis au sujet de l’esclavage. Il ne pouvait penser sans émotion et sans effroi aux misères que l’esclavage entraîne et aux terribles conséquences de l’antagonisme entre les deux races ; il ne voulait pas en être responsable aux yeux de la postérité, mais il ne voulait pas davantage entrer en lutte avec l’opinion de ses contemporains. « Si nous ne faisons rien, écrivait-il à M. Tucker après le massacre des blancs à Saint-Domingue, nous serons les meurtriers de nos enfans. » Et pour s’absoudre à ses propres yeux de n’avoir rien fait, il sentait le besoin de se dire que « s’il était resté dans les conseils de son état, il n’aurait jamais laissé perdre la question de vue. »

Il se trompait lui-même. « Je tremble pour mon pays lorsque je songe que Dieu est juste, » avait-il dit aussi dans des Notes sur la Virginie rédigées à la requête de M. de Marbois et destinées à ne recevoir qu’une publicité de salon ; mais lorsque le général de Chastellux lui demanda l’autorisation de les publier dans le Journal de Physique, Jefferson ne consentit à la donner qu’à la condition expresse de supprimer toutes les attaques contre l’esclavage. Le Journal de Physique pouvait tomber dans les mains du premier venu. Lui-même nous a appris qu’il était de ceux auxquels il répugne également de taire leur avis et de le publier, de se condamner à la réserve et de se compromettre. « Je n’ai jamais eu, en politique ou en religion, une opinion que j’aie craint d’avouer ;… mais je n’aime pas à attirer l’attention, et je tiens à ne pas livrer mon nom aux journaux, car je trouve l’ennui causé par un peu de censure, même imméritée, plus vif que le plaisir d’être beaucoup loué. » Avec une singulière hardiesse d’esprit et de langage, Jefferson n’avait point de courage politique.

Le courage militaire lui manquait-il comme le courage politique ? Ses ennemis l’ont beaucoup dit, et ils se sont appuyés sur sa conduite comme gouverneur de la Virginie pendant l’invasion de la province par les troupes anglaises en 1781. De l’aveu de tous, tant que le théâtre de la guerre fut éloigné, tant que la mission militaire du gouverneur se réduisit à pourvoir d’hommes, d’argent, de vivres, de munitions et de renseignemens l’armée du général Washington devant New-York, et celle du général Greene dans les Carolines, il fit preuve de beaucoup d’activité, de jugement et de décision. Puis, lorsque le danger se rapprocha, soit que les attaques de l’ennemi fussent réellement irrésistibles, soit que Jefferson les jugeât