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sagement et si sobrement indiqué les bases sur lesquelles il convenait d’établir la constitution française s’était demandé s’il ne serait pas utile et légitime d’y inscrire le droit de faire banqueroute tous les dix-neuf ans, et au moment où il parlait avec le plus de dédain de « ces politiques versés dans la théorie et novices dans la pratique du gouvernement, qui connaissaient l’homme tel qu’ils le voyaient dans leurs livres et non tel qu’il est dans le monde, » il se laissait éblouir par les fausses lumières de ces livres et entraîner par la hardiesse de ces théories. « Elles sont, disait-il, bien au-dessus de la portée des Anglais ; apaisés et engourdis, pour ainsi dire, par une demi-réforme politique et religieuse, ils ne sont excités par rien de ce qu’ils voient ou de ce qu’ils sentent à mettre en question les préjugés subsistans. Un Français au contraire ne rencontre partout où il porte son regard, sur le trône comme sur l’autel, que de monstrueuses absurdités qui éveillent son esprit, l’excitent à penser et à examiner à fond toutes choses. Aussi les écrivains de ce pays, affranchis de tout préjugé par la surabondance même des préjugés qui les entourent, nous tireront-ils des erreurs avec lesquelles nous avons été bercés. »

Le principe qu’un peuple doit toujours rester fidèle à ses engagemens était l’une de ces erreurs avec lesquelles Jefferson avait été bercé, et dont il était revenu pendant son séjour à Paris. Il se flattait de s’en être affranchi sans le secours de personne. Las de marcher à la suite des autres penseurs révolutionnaires, il avait voulu à son tour ouvrir la voie à de nouvelles découvertes dans la science politique, faire faire de nouveaux progrès à l’esprit humain, et il s’était mis en devoir d’examiner si une génération d’hommes a le droit d’en lier une autre. « Cette question n’a encore jamais été abordée de front ni en Europe, ni en Amérique, écrivait-il à Madison le 6 septembre 1789, et cependant par son importance, elle mérite non-seulement d’être décidée, mais de prendre place parmi les principes fondamentaux de tout gouvernement. Les réflexions dans lesquelles nous sommes plongés ici sur les principes élémentaires de la société m’ont conduit par leur cours naturel à soulever cette question. Il faut y répondre par la négative, et c’est ce que l’on peut prouver. » Puis il développait longuement son idée. La voici, je crois, dans sa nudité et sa rigueur :

On ne peut transmettre un droit ou une obligation qu’on n’a point. On ne peut avoir un droit ou une obligation quand on n’est point. Les morts ne sont plus. Ils n’ont donc plus rien, ils ne doivent donc plus rien, ils ne peuvent donc plus rien transmettre. La part matérielle qu’ils avaient dans le domaine du monde leur survit seule, et le droit naturel l’attribue au premier occupant, mais sans faire renaître les charges dont ils pouvaient l’avoir grevée, et qui se sont