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éteintes avec eux. La terre est le patrimoine, non des morts, mais des vivans. Les morts ne sauraient lier les vivans. Ce principe de la loi naturelle, la loi civile peut légitimement le modifier ; elle peut, dans l’intérêt de tous, ressusciter des obligations et des droits éteints par la mort, et former de l’ensemble de ces droits et de ces obligations une personne morale qui s’appelle une succession ; elle peut donner à cette succession des héritiers et des créanciers, et en créant au profit des premiers certains avantages, y mettre certaines conditions au profit des seconds. La société peut tout sur ses membres, mais le droit public ne saurait imiter le droit civil. Le droit civil ne s’applique qu’à des individus qui sont soumis à la société ; le droit public s’applique à la société tout entière, qui ne relève pas d’elle-même. Une génération, c’est-à-dire une société tout entière qui en remplace une autre, entre naturellement en possession des biens laissés par ses prédécesseurs, mais sans succéder aux charges dont ils pouvaient l’avoir grevée et qui se sont éteintes avec eux. Cette génération, cette société nouvelle n’est soumise à aucune autorité supérieure en état de créer une succession politique. Nul ne peut lui imposer des dettes qu’elle n’a pas contractées, des engagemens qu’elle n’a pas pris, des lois qu’elle n’a pas faites, et dont le droit naturel l’affranchit. Une génération ne peut donc en engager une autre, et toute loi dont la durée dépasse celle de la génération qui l’a faite est contraire au droit. La durée d’une génération peut se calculer d’après les lois de la mortalité. En suivant les tables de Buffon, on trouve qu’au bout de dix-neuf ans la majorité des hommes arrivés à l’âge de raison et capables de s’engager fait place à une majorité nouvelle. Au bout de dix-neuf ans, toute constitution, toute loi, tout contrat national est donc nul. Tous les dix-neuf ans, la banqueroute, la révolution, le remaniement de la société est nécessaire et légitime.

Jefferson avait trop d’esprit de conduite pour se rendre lui-même aux yeux du public responsable d’une théorie choquant à ce point le bon sens. Aussi voulut-il que tout l’honneur de la produire dans le monde revînt à Madison. « Retournez ce sujet dans votre esprit, lui écrivait-il, et développez cette doctrine avec la puissance de logique qui vous est propre. Votre position dans les conseils de notre pays vous donne l’occasion d’appeler sur elle l’attention publique et de la faire entrer dans la discussion. À première vue, on pourra en rire et la regarder comme le rêve d’un théoricien ; mais après mûr examen, on la trouvera solide et salutaire. » A première vue, Madison ne la trouva pas « de tous points compatible avec le cours des affaires humaines. » Sans oser contester en principe la doctrine de Jefferson, sans voir peut-être lui-même bien clairement en quoi l’idée fondamentale de son ami était fausse, il lui soumit quelques objections