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pratiques, et avec un singulier mélange de déférence et d’ironie douce, il déclina l’honneur de développer une thèse au-dessus de la portée de ses compatriotes. Jefferson approuva sans doute la prudente réserve de son ami, car, tant qu’il resta activement mêlé à la vie publique, il ne pensa plus à sa théorie ou du moins il n’en par la plus ; mais il avait une ténacité d’esprit au moins égale à la facilité avec laquelle il pouvait mettre de côté celles de ses idées qui menaçaient de devenir pour lui embarrassantes ou compromettantes. Après avoir volontairement négligé pendant vingt-quatre ans toutes les occasions que sa situation officielle lui donnait d’appliquer son idée, elle lui revint avec une force nouvelle dans sa retraite de Monticello, et le 24 juin 1813 il écrivait à son gendre, M. Eppes, représentant de la Virginie dans le congrès et président du comité des voies et moyens : « Cette lettre, sera consacrée à la politique, car, bien que je ne me permette pas d’y penser souvent, elle vient parfois s’imposer à mon esprit et m’inspirer des idées que je suis alors tenté de poursuivre. Comme vous êtes à la tête du comité des finances, je viens me hasarder à vous dire quelques-unes de mes vues financières, mais ceci pour vous seul, et pour les personnes auxquelles vous pouvez vous fier : cela n’est pas fait pour un comité de composition mêlée. » Et il revenait sur sa doctrine qu’une génération ne peut en lier une autre, et que tout emprunt contracté pour plus de dix-neuf ans est un abus de pouvoir.

Quand on craint à ce point d’avouer ce qu’on dit, c’est qu’on doute un peu de la valeur de ce qu’on pense. À la rigueur, le mystère dont Jefferson entourait sa doctrine suffirait à la condamner ; mais nous avons appris à nos dépens qu’il est aussi nécessaire de réfuter que légitime de mépriser de pareils sophismes. Au dire des médecins, de toutes les maladies la plus contagieuse, c’est la folie, et les politiques n’ont guère le droit de les contredire. Je n’ai pas la prétention d’avoir retenu la liste exacte des détestables paradoxes que nous avons vu ressusciter en 1848. Je crois cependant me rappeler que, dans la collection des copies de leurs grands maîtres que les socialistes nos contemporains ont voulu nous donner pour des originaux, ils ont oublié de placer l’œuvre de Jefferson. C’est un oubli qu’à l’occasion ils répareront sans doute avec d’autant plus d’empressement que l’erreur de l’illustre démocrate américain découle exactement du même principe que celles dont ils se sont fait les démonstrateurs. Cela est si vrai que je trouve dans la Démocratie en France de M. Guizot un passage écrit en réponse à M. Proudhon, qui répond en même temps à Jefferson. Voici ce qu’ont également oublié Jefferson et M. Proudhon :

« L’homme, ce n’est pas seulement les êtres individuels qu’on