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Apollonius et Christiane ! À cette idée, toutes les flammes de l’enfer brûlent dans son cœur. Le jour même où Fritz doit se mettre en route, Apollonius, toujours calme et doux, achève sur le toit de l’église le grand travail qui l’occupe depuis plusieurs mois. Il examine une dernière fois si rien n’y manque, il sait qu’un oubli peut avoir les conséquences les plus funestes. Voyez-le à l’œuvre, le scrupuleux ouvrier :


« Le travail était fini. Les plaques de fer-blanc neuf étincelaient au soleil autour de la surface sombre du toit d’ardoise. Les crochets, la poulie, le siège flottant où le couvreur est assis, les échelles, enfin tout l’appareil du travail avait été enlevé. Les ouvriers qui tiennent l’échelle pendant que le maître descend venaient de quitter la place. Apollonius était seul sur l’étroite planche qui formait un pont entre l’échafaudage de poutres et la porte de service. Une préoccupation le retenait encore, il lui semblait qu’il avait oublié de planter des clous quelque part. Pour mieux se rendre compte de ce qu’il a fait, il interroge du regard une boîte de clous et d’ardoises placée près de lui sur une poutre. À ce moment, un pas sourd et rapide résonne au-dessous de lui dans l’escalier de la tour. Il ne le remarque même pas, car il vient d’apercevoir une feuille de fer-blanc dans sa boîte. Il n’en avait apporté que le nombre exact dont il avait besoin ; il en avait donc oublié une, il avait oublié, dans les distractions de sa douleur, de consolider un des points de son travail. Placé au seuil de la porte, il examine du haut en bas toute cette partie supérieure de la tour. Si l’erreur est de ce côté, il pourra la réparer sans le secours de la poulie et de l’appareil volant. Son échelle lui suffira pour atteindre l’endroit où est la faute. C’était bien de ce côté-là. À six pieds environ au-dessus de sa tête, auprès du crochet qui avait soutenu l’échafaudage, il avait enlevé une feuille d’ardoise et avait oublié de la remplacer par une feuille de fer-blanc bien et solidement clouée. Cependant les pas sourds, furtifs, précipités, se rapprochaient de plus en plus ; l’homme qui produisait ce bruit avait atteint l’extrémité des marches de pierre, et gravissait l’échelle qui conduit aux charpentes de la toiture. L’horloge se mit à sonner au-dessous de lui : c’étaient les trois quarts avant deux heures. Apollonius n’avait pas encore pris son repas de midi ; mais quand il découvrait une erreur dans son travail, il ne s’accordait pas de repos qu’il ne l’eût réparée. Il était revenu sur ses pas, de la porte de service au pont de planches, afin de prendre son échelle. Elle était sur une poutre. Au moment où il se penche de ce côté, il se sent saisi tout à coup et entraîné avec violence vers la porte de la tour. Instinctivement il s’accroche de la main droite à l’angle inférieur d’une des poutres, tandis que sa main gauche cherche vainement un point d’appui. Ce mouvement, qui le fait tourner à demi, le met en face de son agresseur. Épouvanté, il aperçoit un visage hideux, le visage pâle et sauvage de son frère. Il n’a pas le temps de se demander ce qui amène cette scène en un tel lieu. « Que veux-tu ? » lui crie-t-il. Il a beau connaître Fritz, il n’ose en croire ses yeux. Un éclat de rire, pareil au rire d’un fou, lui répond : « Tu auras Christiane à toi tout seul, ou tu vas te jeter en bas avec moi. — Va-t-en ! » s’écrie Apollonius, et la douleur irritée qui se peint sur ses traits exprime