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elle marchait sa fille Erminia, attentive aux paroles d’un beau garçon de vingt ans, aux moustaches naissantes, à la taille svelte comme le jeune faune du Vatican. Ce groupe de quatre personnes attira les regards d’un étranger assis à deux pas de moi, devant le café Florian. Depuis un mois que cet homme habitait Venise, j’avais cru reconnaître en lui un de ces aventuriers sans patrie qui courent les bains en été et les pays chauds en hiver, Anglais en France, Russes en Allemagne, Français en Italie, titrés partout, jetant de la poudre aux yeux, d’un bonheur insolent à tous les jeux, et suppléant aux lettres de recommandation qui leur manquent par beaucoup d’entregent. Celui-ci paraissait âgé de trente-six ans. Il se faisait appeler le baron de Saint-Clément, et comme il occupait un appartement de luxe à l’albergo reale, il n’eût tenu qu’à lui de passer pour un duc.

À la même table que le baron était assis un Anglais, véritable gentleman, aimé de tout le monde à Venise, grand collectionneur d’objets d’art et grand amateur de vin de Chypre. Malgré son antipathie instinctive pour l’aventurier, sir Oliver s’était laissé apprivoiser par l’entremise de sa boisson favorite : Saint-Clément lui faisant raison mieux que personne, il l’acceptait pour compagnon de table.

— Dans tout ce monde, disait le baron en versant une rasade à son partner, je ne vois qu’une seule maîtresse de maison dont j’aurais quelque envie de faire la connaissance.

— De qui parlez-vous ? demanda sir Oliver.

— De la marquise Lucia. N’allez-vous pas chez elle ?

— Très souvent.

— Elle est fort riche, n’est-ce pas ?

— Je n’en sais rien.

— Un de ces jours je vous prierai de me présenter.

— Je ne présente jamais personne.

Saint-Clément se mordit les lèvres et vida son verre. En levant la tête, il aperçut le seigneur Giacomo portant sur son bras un mantelet de femme et donnant des ordres à un garçon de café. — Voici, dit le baron, le cavalier servant chargé de son bagage féminin. Faites-lui donc signe de venir.

— Je ne fais jamais de signe, répondit l’Anglais, il viendra s’il veut.

Une rougeur imperceptible passa sur les joues de l’aventurier.

— On dit, reprit-il, que ce Forcellini gouverne la fortune de la marquise. Ce doit être un furieux gaspillage.

— Dans toute l’Europe, répondit sir Oliver en appuyant sur chaque mot, je ne connais pas de plus galant homme que le chevalier.

— C’est votre opinion ? dit le baron.