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savoir sans croyance, il est pernicieux dans la pratique de la vie, puisqu’il met l’habileté sur la même ligne que le droit, et que, cette égalité une fois posée, la foule arrive bientôt à mettre le droit au-dessous de l’habileté. Je ne veux pas, je ne peux pas croire que M. Taine ignore les périls que je signale. Pourquoi donc les pages qu’il écrit s’accordent-elles si mal avec cette notion élémentaire ?

Quand l’homme, désespérant d’arriver à la connaissance de la vérité par l’exercice régulier de son intelligence, se réfugie dans l’extase et demande à Dieu ce que Dieu ne veut pas lui révéler, il prend en pitié tous les efforts des esprits courageux qui n’ont pas défailli. Pour lui, vouloir devient une impiété, car vouloir c’est se confier en soi-même, et l’extase ne reconnaît d’autre devoir que la confiance en Dieu. Celui qui renonce à l’application laborieuse de ses facultés et tente de soumettre sa vie à l’inspiration divine n’a plus de rôle à jouer en ce monde. Le bien et le mal, le juste et l’injuste se confondent à ses yeux ; il commence par nier la science, il finit par nier la volonté. La théosophie n’a rien à démêler avec la philosophie ; c’est la doctrine de l’anéantissement, la négation de toute activité morale. Si la théosophie venait à se populariser, il faudrait la combattre comme une épidémie.

Caractériser les théories qui se partagent le domaine de la philosophie, c’est dire assez clairement toute l’importance qu’on doit leur attribuer. Lettrés ou illettrés, oisifs ou actifs, tous les hommes subissent, à leur insu ou à bon escient, la domination de ces théories. Qu’ils parlent ou qu’ils écrivent, ils propagent l’erreur ou la vérité, et leurs maximes se traduisent en actions justes ou injustes. Il ne faut donc pas traiter avec dédain les enseignemens de la philosophie, et dire en appuyant sa tête sur l’oreiller : Que m’importe ? Que les disciples d’Aristote ou de Platon, de Sextus Empiricus ou de Saint-Martin se querellent ou s’accordent entre eux, le monde n’a rien à perdre dans leur inimitié, rien à gagner dans leur réconciliation. C’est une grossière méprise. Sans doute il n’est pas donné à l’homme de soumettre les événemens à sa parole ; mais, selon qu’il demeure dans la vérité ou qu’il s’attache à l’erreur dans le domaine des idées, il absout ou il condamne les événemens accomplis au nom de la justice ou de l’injustice, et le jugement qu’il a porté égare ou conduit les générations nouvelles. Savoir ce que vaut la pensée, ce que vaut la parole, c’est savoir ce que vaut la dignité humaine. L’étude nous impose cette conclusion, et celui qui la méconnaît, agissant à son insu, ne prévoyant pas la portée de ses actions, n’a pas le droit de porter la robe virile.

M. Taine a choisi pour guide Spinoza. Or la doctrine de Spinoza présente plus d’un danger. Tous ceux qui connaissent l’histoire de