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On voit dans quelle mesure se produisent les altérations du sentiment de sociabilité chez les aliénés ; mais le fou n’est pas accusé seulement d’être insociable, il passe pour égoïste, et ici on a peut-être raison. La préférence de l’intérêt d’autrui à l’intérêt propre est une idée trop abstraite et trop compliquée pour qu’on puisse espérer qu’elle domine chez le fou, lorsqu’elle est si rare même chez l’homme raisonnable. Il faut, pour préférer les autres à soi-même, une puissance de raison et de volonté incompatible avec cet empire de l’imagination, des passions et des sens, qui est le trait caractéristique de la folie. Cependant, si les aliénés sont rarement généreux, ils peuvent être serviables et obligeans, surtout lorsque leur imagination est vivement frappée. Une troupe d’aliénés de Stéphansfeld était allée faire une promenade dans la campagne à quelque distance de la maison. C’était la fête du directeur, et en l’honneur de cette solennité on avait emporté un tonneau de bière, que l’on devait boire en plein air. On choisit une place, on s’assied, on se prépare aux libations promises ; En ce moment, un chariot de foin vient à passer avec son chargement habituel de moissonneurs, hommes, femmes, enfans. Le chariot, rencontrant un obstacle, verse et fait rouler par terre tous ceux qu’il portait. En un clin d’œil, les aliénés se lèvent, courent au désastre, le réparent, remettent la charrette sur pied, et vont porter secours aux paysans, dont aucun, par bonheur, n’était blessé. La voiture repart ; mais que s’était-il passé ? Pendant que les uns se livraient à cette expédition chevaleresque, d’autres, mieux ou plus mal inspirés, étaient restés en place et avaient vidé le tonneau. On se fâche, on crie, on en vient presque aux mains ; tout s’apaise enfin, et les uns et les autres reviennent en riant à la maison. C’est là un enfantillage ; n’y voyez-vous pas en petit cependant l’image de la société, les généreux et les égoïstes, les habiles et les dupes ? Ce que j’y veux remarquer surtout, c’est le mouvement spontané qui porte ces braves gens à venir au secours de leurs semblables. Le danger eût-il été plus pressant, ils se seraient exposés avec le même zèle et la même ardeur. Un incendie se déclara une fois à Stépliansfeld ; la foudre était tombée sur les étables et y avait mis le feu. C’était la nuit, toute la maison se leva, tous se mirent au travail, pas un ne profita du désordre pour s’évader, ce qui eût été facile. Ils ne songèrent qu’à une chose, au danger commun.

On demandera si les aliénés sont sensibles à l’amitié. Il est assez rare de voir des amitiés se nouer dans les asiles ; on peut néanmoins démêler entre les aliénés certains symptômes de sympathie réciproque et quelquefois une sorte de camaraderie. J’ai vu deux jeunes aliénées qu’une même disposition à la gaieté paraissait avoir rapprochées l’une de l’autre. Un malade de Stépliansfeld s’était évadé