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avec le secours d’un de ses compagnons : il est repris, enfermé de nouveau, et tente une seconde évasion. C’est le même complaisant qui est encore son complice. Croit-on que ce soit là l’effet d’un pur hasard, et n’y voit-on pas le germe de ces sortes d’amitiés qui unissent souvent dans le monde les forts et les faibles, les hardis et les complaisans, et subordonnent les uns à l’influence des autres ?

Un autre sentiment qui subsiste, à n’en pas douter, chez les aliénés, c’est celui de la reconnaissance, S’il arrive souvent que l’aliéné soit défiant, irritable, et traite tout le monde en ennemi, — souvent aussi il est sensible, aux soins qu’on lui rend, et il finit presque toujours par s’en montrer reconnaissant. Je n’en veux d’autres preuves que les témoignages d’affection que le directeur de Stéphansfeld reçoit de tous ses malades, ou de la plupart, quand il les visite. À sa fête, un aliéné lui lut un compliment qu’il avait composé. Ce morceau, extrêmement naïf, et qui témoignait d’une assez grande faiblesse d’esprit, était cependant touchant et exprimait avec une sorte d’émotion et les maux que souffraient les malades et les soins dévoués dont ils se sentaient l’objet. La reconnaissance y était sincère et expressive.

Les aliénés ont encore le sentiment du respect. On voit au milieu d’eux, dans le quartier des hommes, des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul présider aux repas, faire la prière, distribuer les portions. Jamais eues n’ont reçu aucune insulte ni même aucune menace ; elles leur imposent comme à des enfans. Au sentiment du respect se rattache le sentiment religieux, qui est assez vif chez les aliénés ; au moins sont-ils sensibles aux cérémonies du culte : ils s’y montrent paisibles, silencieux, recueillis. Que se passe-t-il dans leur âme ? Il est difficile de le savoir, mais il est permis de supposer qu’ils ne sont pas sans éprouver quelques-unes des émotions que la majesté du lieu saint éveille naturellement chez l’homme raisonnable. Un des sentimens les plus enracinés chez un grand nombre d’aliénés, c’est le sentiment de la dignité personnelle. Ce serait une erreur de croire que l’aliéné cesse de s’appartenir complètement à lui-même, qu’il ne tient pas à l’estime des autres et s’accommode de leur mépris. Il suffirait, pour en avoir le témoignage, de l’offenser ; mais une épreuve moins périlleuse et plus agréable est au contraire de le traiter avec politesse et respect. L’aliéné est très fier. Une des plus grandes offenses qu’on puisse lui faire, c’est de lui dire qu’il est fou. Aussi ne le lui dit-on pas, si ce n’est par insinuation, ou dans le dessein de l’irriter et de provoquer par là une révulsion salutaire. Or ce fait même prouve à quel point il est sensible à une certaine honte, combien il tient à passer pour un homme et à être traité comme tel.