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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/940

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parle devancent ses conquêtes ou pour mieux dire les préparent, et un petit nombre d’idiomes de la famille indo-européenne se seront déjà partagé ce que l’on peut appeler le monde parlé, quand le monde politique aura partout reconnu la domination et subi l’influence de l’Europe. D’autres races émigrent sans doute, les Chinois se répandent dans la Malaisie, dans la Californie même, mais ils n’ont fait adopter nulle part leur idiome. Leurs propres sujets, les Mongols, les Mandchous et les Thibétains, ont gardé le leur depuis plusieurs siècles, tandis que quatre siècles ont suffi à l’anglais, à l’espagnol, au russe, pour faire au-delà de l’Europe de vastes conquêtes. C’est que les langues indo-européennes sont les seules qui aient maintenant une puissance expansive. Il n’y a d’exception que pour l’arabe, qui appartient à la famille placée immédiatement au-dessous de la famille indo-européenne. L’arabe fait encore de notables progrès en Afrique ; mais cela tient surtout à la propagation du Coran, et ses conquêtes s’arrêteront quand un jour l’influence chrétienne viendra combattre l’influence de l’islamisme. Langues, religions, races, tout se tient. La parole et la foi sont des manifestations d’un état intellectuel et moral dont le type physique est comme le reflet corporel. Le sort des unes est attaché à celui des autres. Certaines formes passent, parce qu’elles appartiennent à des créations intellectuelles ou zoologiques qui ne répondent plus aux conditions nouvelles où la terre se trouvé placée. Pendant qu’il en est temps encore, que ces langues, vouées à la mort, demeurent parlées par des populations dont elles représentent un dernier vestige de nationalité, hâtons-nous d’en recueillir les monumens, d’en étudier les grammaires, d’en cataloguer les mots. Ce sont les archives de notre histoire intellectuelle. Une fois perdues, rien ne pourrait y suppléer. Que d’idiomes ont déjà disparu dont la connaissance eût éclairé le problème que nous agitons ! Que de fossiles linguistiques nous manquent pour rétablir la série des périodes, des étapes que l’homme a parcourues sur la grande route de l’intelligence ! M. Alexandre de Humboldt rencontra à Maypurès un vieux perroquet dont personne ne pouvait comprendre le langage, parce que cet oiseau répétait quelques mots de l’idiome d’une tribu, les Aturès, qui s’était éteinte. Dans quelques siècles, il y aura bien d’autres de ces perroquets parmi nous. On entendra les femmes répéter à leurs enfans des chansons dont le sens ne sera plus compris, ou de jeunes garçons pousser des exclamations qui ne seront plus que de vains sons, parce que les langues auxquelles ces mots appartiendront auront été oubliées. C’est ainsi qu’en France, dans certaines fêtes populaires, on redit des mots celtiques que personne ne peut expliquer. Le travail de la philologie nous prémunit en partie contre ces tristes pressentimens. C’est un spectacle affligeant en effet pour l’homme de voir les choses disparaître irrévocablement. Il a tellement horreur du néant, que le néant l’effraie même pour ce qui n’a ni âme ni vie propre. Il voudrait être éternel dans ses ouvrages, éternel dans ce qui l’entouré, éternel dans ce qu’il aime, et la grande loi de la destruction est sous toutes ses formes un ennemi constant qu’il combat par la foi comme par la science.


ALFRED MAURY.