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réussirent heureusement à conclure un traité avec quelques Esquimaux, qui habitent ces frontières reculées du Groenland : ils s’engagèrent à les aider à la chasse ; les Esquimau, promirent en retour de prêter aux Américains leurs chiens et de partager avec eux les produits de leur pêche. Ils ne violèrent le traité dans aucune occasion, et ne songèrent point à profiter de leur supériorité numérique pour s’emparer du navire et de tous les objets précieux et nouveaux qu’il contenait. L’on est vraiment touché de trouver des sentimens si humains et si généreux dans une peuplade misérable, qui n’avait jamais eu aucun contact avec des hommes civilisés.

Cependant la longue nuit arctique interrompit bientôt ces communications. Enfermés dans une étroite cabine entourée de mousse, à peine défendus contre le froid, obligés de brûler chaque jour quelque partie du navire, atteints du scorbut, osant à peine interroger l’avenir dans leurs sinistres réflexions, le docteur Kane et ses compagnons atteignirent sans doute la limite des souffrances que la nature humaine peut endurer. Quand le printemps revint, ils n’hésitèrent pas à prendre le parti désespéré d’abandonner le vaisseau et de retourner vers les établissemens danois du Groenland. Cette tentative hasardeuse réussit, et après quatre-vingt-trois jours de voyage ils arrivèrent à Uppernavik. Ils montèrent sur un brick danois qui partait pour les îles Shetland ; mais en relâchant à Disco ils furent recueillis par un vaisseau américain qu’on venait d’envoyer à leur recherche, et où le docteur Kane eut la joie de rencontrer son frère, qui avait voulu se joindre à l’expédition.

Après avoir publié le récit de son périlleux voyage, le docteur Kane partit pour La Havane, où il essaya en vain de rétablir une santé que l’excès des privations et des fatigues avait profondément ébranlée. La mort vient de le frapper, à l’âge de trente-quatre ans, et tous les amis des sciences apprendront avec regret qu’une carrière, déjà si dignement remplie, ait été si brusquement terminée. Son livre, qui tire de cette fin prématurée un intérêt douloureux, a obtenu un très vif et très légitime succès aux États-Unis et en Angleterre. C’est la réponse la plus éloquente qu’on puisse faire aux personnes qui en ce moment même proposent d’envoyer une nouvelle expédition à la recherche de sir John Franklin. Après avoir lu l’ouvrage du docteur Kane, on demeure convaincu qu’il aurait certainement péri avec tous les siens, s’il avait passé un seul hiver de plus dans les horribles solitudes arctiques : il ne peut donc rester aucun doute sur le sort des compagnons de sir John Franklin, qui depuis douze ans y sont perdus. La science n’a d’ailleurs que bien peu à attendre de ces tentatives nouvelles ; malgré l’ardeur et le courage du commandant américain, il lui a été impossible d’ajouter aucun résultat bien important à ce que nous connaissons sur les régions du pôle. La satisfaction d’être entré un peu plus loin dans un détroit ne peut être mise en regard de tant de dangers, de souffrances, et du sacrifice d’aussi précieuses victimes. Il faut donc féliciter le gouvernement anglais d’avoir opposé un refus à cette demande nouvelle, et d’avoir épargné un démenti à Sir Edward Belcher, qui n’a pas craint de donner au récit de son expédition récente ce titre significatif : le Dernier des Voyages arctiques.


AUGUSTE LAUGEL.


V. DE MARS.