royaume de l’esprit. Le droit d’initiative auquel il renonce si facilement dans la vie pratique, il l’exerce avec audace dans les choses de l’intelligence. Toujours on l’a vu, passionné pour des théories et des systèmes, raffiner sur les idées qui lui étaient familières, chercher de nouvelles combinaisons intellectuelles, découvrir de nouveaux horizons philosophiques. Les littératures de tous les autres peuples offrent des lacunes ; elles jettent un moment d’éclat, et puis s’éteignent pour renaître quelques siècles plus tard, ou même pour ne plus renaître du tout ; elles subissent en quelque façon le sort de tous les êtres animés qui ont une existence bornée, et dans cette existence deux ou trois courtes périodes de rayonnement ; elles sont le produit de la vie nationale, qui, à un moment donné, rassemble toutes ses forces pour donner une expression complète d’elle-même. La littérature française n’offre aucun de ces caractères. C’est un phénomène particulier dans l’histoire générale des littératures : elle n’a pas de lacunes, et depuis le XIIe siècle jusqu’à nos jours il n’y a pas eu chez nous un instant d’interruption dans le mouvement des esprits. Il n’y a pas non plus, quoi qu’on dise, d’époque qui résume plutôt qu’une autre la vie intellectuelle de la nation. Toujours variée et toujours changeante dans ses évolutions, cette littérature procède par métamorphoses, par contrastes, et se donne à elle-même un continuel démenti. À la littérature chevaleresque succède la littérature des fabliaux, qui en est la contre-partie. La riche littérature du XVIe siècle, hardie et tumultueuse, ne laisse en rien pressentir la littérature orthodoxe de l’époque de Louis XIV, qui elle-même a eu pour héritière l’hétérodoxe littérature du XVIIIe siècle, avec ses impiétés et sa philanthropie passionnée. Notre littérature, à toutes les époques, a été plutôt un libre produit de l’activité des esprits qu’un produit spontané et fatal des instincts nationaux, et elle participe ainsi des privilèges de l’intelligence, la liberté, le mouvement, la durée, l’incessant rajeunissement. Elle présente l’image d’une âme en travail sur elle-même, croyante à certaines heures, sceptique à certaines autres, s’épuisant en combinaisons ingénieuses qu’elle brise aussitôt qu’elle en a découvert le côté défectueux, tandis que les autres littératures présentent plutôt l’image de l’alchimie de la nature, qui procède par amalgames, affinités fatales, et qui épuise la matière et le temps pour former une création qui ne durera qu’un jour. Il y a de l’analogie entre le plaisir que font éprouver les œuvres littéraires des autres pays et le plaisir que fait éprouver la vue d’un beau paysage ou la contemplation d’un beau visage humain ; mais la littérature française ne traîne après elle aucune enveloppe de chair et de sang, et le plaisir qu’elle procure ne peut être senti que par l’intelligence. C’est la littérature du pur esprit, et sa grande
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