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culés pendant tant de siècles. Il ne parla pas de droits antiques méconnus, de coutumes violées, de privilèges confirmés par le temps, de libertés locales, ni même de tradition nationale ; il parla de droits imprescriptibles, de charte du genre humain, de privilèges communs à tous les hommes. Il sembla renier son passé et se méconnaître lui-même ; mais au fond c’était bien toujours le même esprit catholique, amoureux de l’unité et de l’universalité, absolu, logique, intraitable, l’œil fixé sur des abstractions idéales et se détournant dédaigneusement des réalités imparfaites. Il proclama nettement ses principes abstraits comme supérieurs à toute histoire, antérieurs à la formation de toute société, comme la raison d’être et la fin de l’homme ; il déclara que tout le passé avait été un vain songe qui n’était même pas l’image prophétique de la vie véritable à laquelle l’homme était destiné, qu’il ne reconnaissait pas pour base des sociétés les faits violens sur lesquels elles étaient assises, et qu’elles devaient être fondées désormais sur son idéal de justice universelle. Mais tout en ruinant le passé de la France, la révolution n’était pas en désaccord avec lui. Quoiqu’elle semble le contredire, elle l’éclaire et le confirme. Rien ne ressemble plus en apparence à une usurpation que ce mouvement hardi et anarchique qui emporta l’ancien régime ; rien ne semble plus en contradiction avec cette ancienne société où l’église et la monarchie tiennent tant de place, qu’il n’y en a pas pour d’autres institutions : rien cependant n’est plus conforme au génie national. La révolution, c’est la prise de possession de ce génie par lui-même ; elle marque la date de son émancipation définitive, l’heure à laquelle il a mis fin à ses manifestations incomplètes et partielles. La date récente de cet affranchissement éblouit et trouble notre jugement. Si la vieille église et la vieille monarchie, au lieu d’expirer à la fin du siècle dernier, avaient péri il y a trois siècles par exemple, nous ne serions pas aussi embarrassés que nous le sommes pour expliquer notre histoire. Nous prendrions la monarchie et l’église françaises pour ce qu’elles furent, de belles expressions de notre génie : nous renouerions sans peine la chaîne de la tradition entre ce passé lointain et un passé plus récent ; mais la longévité de ces institutions, dont nous sommes presque contemporains, gêne l’observateur : la liberté du jugement est comme écrasée sous la masse des faits historiques. L’histoire que nous lisons ne parle et ne peut parler que de la monarchie et de l’église ; les livres qui forment notre littérature ont été écrits sous l’influence de la monarchie et de l’église. De quelque côté que nous tournions nos regards, nous n’apercevons que vestiges et souvenirs de l’ancienne société. Nous sommes d’hier, à proprement parler, et soixante ans à peine nous séparent de cette longue période de la vie nationale, la plus longue qu’ait parcourue