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tressailleront même pas à l’idée de revoir une connaissance de jeunesse. Go to an nunnery, dit le prince de Danemark à la fille de Polonius. Ainsi serait-on presque tenté de parler à Werther, en l’écartant de prime-abord d’une scène où son apparition semble désormais impuissante à provoquer les moindres sympathies.

Comment s’expliquer cependant tout le bruit qui s’est fait à propos de la correspondance de Kestner, publiée il y a deux ans, toute la discussion, qui s’est élevée chez nous, à ce sujet, de tant de points divers, chez nous, que d’ordinaire ces sortes de querelles passionnent médiocrement, on le sait, et dont le moindre tort est de nous tenir trop facilement pour informés en ce qui regarde les menus faits intéressant les littératures étrangères ? C’est que Werther n’est pas seulement un personnage de roman, mais un homme, un homme de tous les pays et de tous les temps. Quand le génie crée, il procède à l’image de Dieu, et ses types vont se perpétuant d’eux-mêmes : Crescite et multiplicamini,

<poem>The beings of the mind are not of clay, Essentialy immortal they create and multiply[1]. </poemW

Qui oserait vouloir emprisonner dans les limites d’une génération certains êtres façonnés de la main des maîtres pour l’éternité ? Est-ce que par hasard Hamlet, don Juan, Lovelace, Tartufe, ne vivraient que dans des livres ? Est-ce que, tels que leurs auteurs les ont faits, ils ne participent pas de toutes les facultés de l’homme, de celle-là même qui passe pour être la plus virtuelle, et dont Dieu a voulu que les monstres seuls fussent dépourvus ? Est-ce que nous ne les voyons pas se reproduire ? Hamlet, don Juan, Tartufe, Lovelace, ont eu des enfans qui à leur tour ont fait souche, et je défie quiconque a l’habitude du monde intellectuel de ne pas tenir compte des êtres dont je parle comme d’autant d’individus dont l’existence, dûment et légalement prouvée, ne saurait trouver d’incrédules que dans une classe de gens qu’on ne fréquente pas. Ces noms ne reviennent-ils pas à chaque instant dans la conversation, qu’ils animent, relèvent et colorent ? N’en parlez-vous pas comme si vous les connaissiez ? Vous voyez au musée un portrait de Clarisse, et vous dites : « C’est cela ! — ce n’est pas cela ! » Comment le sauriez-vous, si miss Harlowe n’avait pas vécu ? Werther est de cette famille, et je ne m’explique pas autrement l’inaliénable intérêt qu’il a le privilège d’exciter, et dont notre époque, si peu semblable à celle de sa naissance, vient de lui donner tant de marques.

Un des plus judicieux parmi les récens commentateurs du poète de Weimar, M. Düntzer, prétend que chacun des, ouvrages de Goethe

  1. Byron, Childe-Harold.