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dues à cette amoureuse inspiration, il en est une sur laquelle j’insisterai surtout, parce qu’elle me semble rendre à merveille l’état moral de Goethe vers cette période. Son ennui profond, son insurmontable découragement l’accablaient, et comme, il l’a dit lui-même, il désespérait d’avance de tout ce que le présent lui pouvait donner. Aussi quel retour inattendu en découvrant ce cœur aimable et tendre, capable des émotions les plus élevées, les plus nobles, et se vouant pourtant de préférence aux modestes pratiques de la vie ordinaire ! Ce fut Charlotte qui réconcilia Goethe avec le train journalier des choses de ce monde ; ce fut par la bienfaisante opération de ce gracieux intermédiaire que le goût de la sociabilité lui revint. « Déplaisir, trouble, égarement ! ainsi se perd la plus belle partie de l’existence, incessamment ballottée dans un je ne sais quoi qui n’est ni la tempête ni le calme. Ce qui hier m’attirait aujourd’hui me repousse. Quelle sympathie aurais-je pour un monde qui tant de fois m’a déçu, et dont l’impassible indifférence n’a jamais tenu compte ni de mes douleurs, ni de mes félicités ? Oui, je l’avoue, il est de ces momens où l’esprit se replie sur lui-même, où le cœur se ferme. Ainsi je me sentis quand je te rencontrai sur mon chemin et m’élançai au-devant de toi. »

Au bout de quelque temps, on était devenu l’un pour l’autre une compagnie inséparable. Autour de la table à thé, sous les vertes charmilles du jardin, on devisait ensemble de longues heures ; puis, bras dessus, bras dessous, on s’en allait continuer l’entretien à travers champs, à travers bois, buvant du lait à la ferme prochaine, cueillant au bord du ruisseau la blanche marguerite qu’on interrogeait avec émoi : « Il m’aime, il ne m’aime pas. » Ainsi bégayait l’amour par les lèvres roses de Charlotte, tandis que Wolfgang courait dans l’herbe à la poursuite des papillons et des scarabées qu’il chassait avec le grand chapeau de paille de sa blonde amie. Quelquefois, lorsque les affaires chômaient, Kestner se mettait de la partie, et la présence du fiancé, j’allais presque ajouter du mari, n’apportait aucun embarras, aucune gêne dans ces gaietés champêtres. Sans le vouloir et sans le savoir, on en était venu à une sorte de communauté d’émotions et d’idées, on vivait pour ainsi dire à trois : idylle charmante qui de son pied léger foulait, sitôt la nouvelle aube, les prés humides de rosée ! Le cri de l’alouette perdue dans l’azur du ciel, le chant de la caille dans les blés mûrs, leur faisaient d’attrayans concerts, et lorsque sur le soir d’une chaude journée d’été l’orage éclatait, avec quelle bonne humeur on bravait la pluie et la foudre, avec quelle bruyante allégresse on rentrait au logis mouillés jusqu’aux os, mais le cœur plein de saines aspirations et comme plus étroitement unis par les mésaventures de cette escapade ! Les jours se succédaient calmes, prospères, occupés, et