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concerts, associant ainsi la fête de l’heure présente à l’indélébile mélancolie des souvenirs !

Que Charlotte après tant de rêves, de soupirs, de désirs et de langueurs, que Charlotte appartienne finalement à un autre, Goethe, à coup sûr, n’en mourra pas. Et pourtant, de ce qu’il porte galamment sa douleur, il ne faudrait point se trop hâter de conclure que cette douleur n’ait point existé, et que rien d’humain n’ait battu sous sa mamelle gauche. Le sentiment qui l’affecte, quel qu’il soit, ne saurait l’empêcher d’être ouvert à l’impression du moment, sereine ou gaie, riante ou morose. « Poésie est délivrance, » s’écrie Goethe. À ce compte, le roman de Werther fut la réalisation poétique d’un état ressenti en prose. Et combien dure cette incubation morale, cet état aigu dont une fiction immortelle amène la délivrance ? Deux ans, ni plus ni moins. C’est en septembre 1772 que Goethe quitta Wetzlar ; le roman ne fut écrit qu’en 1774, et pendant ce temps, que devenait ce grand et loyal amour délibérément relégué dans les profondeurs de la conscience du poète ? Il se taisait, laissant les joyeux feux-follets tourbillonner à la surface, et préparant, comme la chrysalide, sa radieuse transformation.

Je citerai à ce point de vue deux productions de Goethe, d’une valeur littéraire sans doute assez médiocre, mais curieuses en ce qu’elles se rapportent à cette période de Werther, et, par leur caractère humoristique et dégagé, contrastent singulièrement avec l’attitude et la pose que la situation semble indiquer. Fiez-vous donc aux apparences, et cherchez à reconnaître le désespéré de la veille, l’amant tendre et passionné de Charlotte, dans ce jeune fou violemment épris des beaux yeux de Maximiliane de La Roche, dans cet égrillard convive, plein de boutades et de sarcasmes qu’il vous décoche à tout propos, dans cet aimable et spirituel libertin, entraînant et entraîné, qui s’en va de Saint-Goar à Bacharach, de Bingen à Nassau, en vaillante compagnie de belles filles et de beaux-esprits, buvant, aimant, chantant, et descendant le cours du Rhin comme nos pères descendaient le fleuve de la vie. Et cependant, sous toutes ces joies qu’on ne saurait nier, sous toutes ces ivresses, sous toutes ces écoles buissonnières, il y avait une vraie souffrance : le souvenir de Charlotte. Il y avait Werther qui s’élaborait lentement et par infiltrations mystérieuses, comme on dit que dans le roc s’élaborent les diamans.

À Francfort, il se reprit à son goût pour la peinture ; c’était le tour des maîtres flamands de passionner cette jeune imagination curieuse surtout de saisir la vie dans l’art. Il se mit à fréquenter assidûment leurs chefs-d’œuvre, que du reste les musées et les collections particulières de la ville impériale comptent en grand nombre. Il peignit même à l’huile, d’après l’original, divers sujets de nature