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connaissent point le mensonge, et quand ils donnent une indication erronée, c’est qu’eux-mêmes sont les dupes de leurs propres impressions, semblables à ces peintres qui voient rouge ou qui voient violet. Ainsi, pour m’en tenir à cette seule date, Jérusalem se tue en octobre 1772 ; Goethe, informé sur-le-champ de la nouvelle, reçoit dans le courant de novembre les pages de Kestner contenant l’histoire détaillée des derniers jours de leur infortuné compagnon, et ce n’est qu’en 1774 que Werther prend naissance.

Il s’en faut d’ailleurs que l’état de Goethe durant cette période soit si lamentable et si découragé qu’il nous le montre. Au tableau mélancolique et douloureux de l’autobiographie, donnons pour pendant cette lettre qu’il écrivait en décembre, et qu’on juge : « Dites à Charlotte que j’ai fait ici rencontre d’une fillette que je chéris du fond de l’âme, et qui, si j’avais à me marier, serait celle que je choisirais de préférence à toutes. Quels deux charmans couples nous ferions ! Elle aussi est née le 11 janvier ! Qui sait ce que la volonté de Dieu nous prépare ? » On a dit que la personne à laquelle il est fait allusion était cette bonne Sybille Münch que le poète avait rencontrée dans le cercle intime de sa sœur, et dont il s’occupait vers cette époque ; mais ici le doute est permis, attendu que l’aimable Anna Sybille avait vu le jour en juillet, et non point en janvier comme Charlotte. Ne serait-ce point plutôt Antoinette Gerock, qui s’éprit pour lui d’une tendresse passionnée, et dont il emprunta divers traits dans la suite pour le caractère de Mignon ? Mais cette supposition se trouve réfutée elle-même par une lettre dans laquelle il raconte qu’attendant que sa bien-aimée fût rentrée d’un bal où il ne la pouvait accompagner, il avait passé la soirée à se promener au clair de lune avec Antoinette. Tout cela, on le voit, n’est point d’un homme qui s’en va mourant de l’amoureux martyre, et montre une fois de plus le besoin constant qu’il avait du commerce des femmes, ce platonisme excessif qui faisait le fond de sa nature. « Hier, j’ai patiné du matin au soir, et plus d’un sujet de joie m’est advenu que je ne puis vous raconter. Tenez-moi pour aussi heureux que ceux qui aiment. Comme vous, je suis plein d’espérances, et j’ai senti sourdre en mon sein divers poèmes. Ma sœur vous envoie mille tendresses, ma bien-aimée aussi, et tous mes dieux vous complimentent. » Cela nous amène à conclure qu’on peut avoir le portrait d’une aimable femme au chevet de son lit, penser à elle nuit et jour, se reporter incessamment par l’imagination dans le centre où elle vit, et, somme toute, n’en point maigrir. Goetz de Berlichingen est achevé, déjà même il commence à tracer l’ébauche d’un grand drame, de Mahomet. Voilà pour le poète ; quant à l’homme, les galantes compagnies se l’arrachent, et c’est bien cette fois le tour d’Anna Sybille d’ensorceler le damoiseau. « Au premier jour.