Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/176

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

relation ne dépassa jamais les bornes de la plus stricte bienséance. Nous voudrions ici pouvoir l’en croire sur parole ; mais la chose nous semble assez difficile, et même en admettant ses réserves, on ne saurait disconvenir que c’était là pour le moins une sentimentalité bien dangereuse. Qu’on en juge par cette lettre qu’il adressait à cette époque à Mme Jacobi : « Ces trois semaines viennent de s’écouler dans les plaisirs et les bombances, et nous sommes, à l’heure où je vous écris, aussi contens, aussi parfaitement heureux qu’on peut l’être ; je dis nous, car depuis le 15 janvier la solitude a cessé pour moi. Cet affreux destin, auquel j’ai si peu ménagé les gourmades, mérite aujourd’hui de ma part plus de courtoisie, et je ne fais aucune difficulté pour l’appeler l’aimable et le sage destin ! Depuis qu’il m’a ravi ma sœur, voici de lui le premier don qui ait l’air d’un dédommagement. Maximiliane est toujours cet ange adorable né pour se concilier tous les cœurs par les qualités les plus simples et les plus méritoires. Le sentiment que j’ai pour elle, — bien qu’en somme la jalousie d’un époux eût quelque raison d’en prendre ombrage, — fait le charme et le bonheur de ma vie. Du reste, ce Brentano est un digne homme, d’un caractère ferme et loyal, et plein d’aptitude pour son négoce. Quant aux enfans, on n’en saurait voir de plus jolis ni de meilleurs. »

À cette époque d’ivresse et d’exubérance juvéniles se rapporte une anecdote que Bettina Brentano, la célèbre fille de cette Maximiliane de La Roche, tenait de la propre mère de Goethe, et qui nous montre assez plaisamment ce nouveau Cid paradant devant sa Chimène. Par une belle matinée d’hiver, Wolfgang entre dans le salon de sa mère, où se trouvent quelques personnes. « Mère, s’écrie-t-il, tu ne m’as jamais vu patiner, et il fait aujourd’hui si beau ! — Un moment après (c’est Mme Goethe qui parle), je sonne ma femme de chambre, je demande ma pelisse de velours rouge à agrafes d’or, et nous montons en voiture. Arrivée sur le Mein, j’aperçois mon fils lancé comme une flèche et se frayant un passage à travers les nombreux groupes. La froidure colorait ses joues d’une teinte pourprée, et la poudre que semaient ses beaux cheveux bruns entourait sa tête d’un nuage. Dès qu’il aperçoit ma pelisse rouge, il fond de notre côté, et le voilà devant la portière, me souriant de son air le plus câlin. — Eh bien ! qu’est-ce encore, dis-je, et que me veut-on ? — Mère, vous avez chaud dans la voiture, si vous me prêtiez votre mante ! — Et tu aurais le front de t’en affubler ? — Pourquoi pas ? Essayez ! — J’ôte ma pelisse, il l’endosse, ramène sous son bras les plis flottans, et repart tel qu’un demi-dieu. Ah ! Bettina, que ne l’as-tu vu ? Qu’il était beau ainsi ! Je me sentais ravie d’aise, et battais des mains comme une folle. Je le vois encore tournant les arches du pont avec une grâce flexible, une élégance, tandis