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de Joconde et Mme Boulanger celui d’Édile. La pièce, bâtie sur le conte bien connu de La Fontaine, est fort amusante, et les pointes grivoises dont le texte est parsemé s’y trouvent suffisamment gazées pour n’effaroucher que les imbéciles. La musique de Nicolo est très agréable, facile, mélodique et toujours en situation. Presque tous les morceaux de la partition de Joconde sont devenus populaires. Qui ne connaît le grand air descriptif du premier acte : J’ai longtemps parcouru le monde, où l’on remarque un léger ressouvenir de l’air de Leporello : Madamina, il cattalogo è questo ; les jolis couplets chantés tour à tour par Joconde et la malicieuse Édile :


Dans son amoureux délire.
Un berger jeune et discret ;


la charmante chansonnette du second acte : Parmi les filles du canton ; la belle romance de Joconde : Dans un délire extrême, et le quatuor :


Quand on attend sa belle.
Que l’attente est cruelle ?


Dans le groupe de musiciens qui appartiennent à l’école française depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’avènement de Rossini, Nicolo occupe un rang fort distingué entre Berton et Boïeldieu, dont il fut l’émule et le rival jaloux. Si Boïeldieu n’eût fait en 1825 la Dame Blanche, où l’influence du génie de Rossini est déjà visible, l’histoire pourrait hésiter entre l’auteur du Chaperon Rouge, de la Fête du Pillage voisin, de Ma Tante Aurore, du Nouveau Seigneur de Village, du Calife de Bagdad, et celui de Joconde, de Jeannot et Colin, de Lully et Quinault. Tous deux avaient plus d’instinct que de savoir, plus de grâce, d’esprit et de sentiment, que de force et de passion. Dans l’œuvre de Boïeldieu avant la Dame Blanche, comme dans celui de Nicolo, on trouve la finesse, la grâce, le bon sens dramatique, qui sont les propriétés de la nation française, mêlées à une forte dose de mélodie et d’imitation de l’école italienne. L’influence de Cimarosa, de Guglielmi et de Paesiello est aussi sensible dans les opéras de Boïeldieu, de Nicolo et de Berton, que celle de Pergolèse dans les charmans chefs-d’œuvre de Monsigny et de Grétry. La France et l’Italie, qui sont les deux filles aînées de la race latine et celles qui ressemblent le plus à l’alma parens, n’ont jamais cessé de s’entendre et de mêler leurs eaux comme deux fleuves qui se croisent. Si Brunetto Latini se vantait déjà au XIIIe siècle d’écrire dans la langue française, parce qu’elle était la plus répandue en Europe, si Boccace et l’Arioste ont pris aux poètes et aux conteurs de la France la substance de leur double épopée, si Palestrina enfin est sorti de l’école du contre-pointiste français Goudimel, l’Italie a bien payé depuis à la France sa dette de reconnaissance en fécondant le génie un peu timoré de la race gauloise par les chefs-d’œuvre des Raphaël, des Michel-Ange, des Léonard, des Titien, et enfin de Rossini, le dernier géant qu’ait produit cette terre de promission.

Joconde est monté avec soin. Mlle Lefebvre chante et joue avec esprit le rôle de la petite paysanne. M. Mocker est toujours un comédien charmant sous le costume du comte Robert, et M. Faure chante le rôle important et si difficile de Joconde avec un véritable talent. Qu’il y prenne garde toutefois : sa voix, d’un timbre caverneux, commence à vibrotter d’une manière dés-