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Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/235

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par cet impayable exorde : « Si Dieu n’était point Dieu, qui mieux que votre altesse sérénissime mériterait de l’être? »

La critique de Mattheson, aphoristique et tranchante, rappelle souvent Lessing, mais avec un ton beaucoup moins parlementaire, car c’était alors le beau temps des luttes homériques. Quand on avait épuisé la discussion, on en venait aux voies de fait, et les adversaires, las de s’apostropher, se jetaient leurs épais bouquins à la tête :

« Ma plume t’apprendra quel homme je puis être!
— Et la mienne saura te faire voir ton maître !
— Je te défie en vers, prose, grec et latin ! »


C’était, au naturel, l’admirable scène des pédans de Molière, ou, si vous l’aimez mieux, ce duo grotesque des deux basses qu’on retrouve dans presque tous les vieux opéras bouffes. Un docteur de cette pléiade illustre, Sorge, passa sa vie à rédiger d’énormes volumes tout gonflés d’injures et de venin, et cela à propos de rondes et de croches, et comme il s’agissait de réfuter un de ses livres, maître Marpurg, son aristarque, n’imagina rien de mieux que de réimprimer l’ouvrage mot pour mot, en mettant sous chaque phrase une annotation destinée à la rendre ridicule. Quant à Mattheson, il ne se contentait point de si peu, et lorsqu’il s’était assez escrimé de la plume, il remettait vaillamment à son épée le soin de vider ses querelles musicales et littéraires.

A la suite d’une de ces impitoyables polémiques, Haendel et lui se rencontrèrent sur le pré. L’attaque fut chaude et vive, aussi la riposte. L’auteur du Messie avait, on le sait, la tête près du bonnet et ne souffrait point qu’on dédaignât sa musique. Le plus célèbre, le plus influent théoricien de l’époque aux prises avec son compositeur le plus illustre, l’affaire était de conséquence, et d’autant plus curieuse que les deux adversaires, par la masse de leur corpulence, la rougeur et la boursouflure du visage, la violence colérique du tempérament, se ressemblaient prodigieusement. L’un et l’autre firent en gentilshommes. L’assaut ayant duré vingt-cinq minutes, Haendel, qui jusque-là avait tenu ferme comme un roc, essaya de rompre; ce que voyant Mattheson, il se fendit avec vigueur et l’allait transpercer d’outre en outre, quand son épée se heurta contre un obstacle métallique. A quoi tient la destinée des chefs-d’œuvre? Un simple bouton d’acier de moins à l’habit que Haendel portait ce jour-là, et de combien d’oratorios et de cantates, de musique sacrée et profane la postérité n’eût-elle pas été privée !

Gardons-nous de croire cependant que Mattheson ne procédât jamais qu’au nom de son amour-propre ou de ses haines. De plus nobles mobiles le dirigeaient, et lui-même nous avoue que sa polémique littéraire n’était en résumé autre chose que le « commandement du devoir et de la conscience, » que le vrai réformateur ne manque jamais d’observer rigoureusement. Rien n’est plus beau que ces emportemens superbes d’un grand esprit qui s’autoriserait au besoin, contre les profanateurs de l’arche sainte, de l’exemple du divin maître chassant du temple les usuriers et les marchands. D’ailleurs ces violences et ces paroxysmes n’étonnaient personne en un temps où c’était la coutume de traiter les questions musicales et littéraires avec cette fougue ardente et passionnée qui devait signaler plus tard les débats politiques. Et nous-mêmes, serions-nous donc en droit de nous récrier, nous tous qui jadis