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avons pris part aux luttes si tapageuses du romantisme? Seulement, il faut bien le dire à notre éloge, jamais sur ce champ de bataille la frénésie n’alla aussi loin. Ces terribles assauts entre musiciens ont un caractère particulier, et le naturel s’y montre dans toute sa rudesse inculte, dans tout le fruste éclat d’une énergie que nulle éducation n’a policée. Veut-on avoir un simple échantillon des aménités de cette polémique, qu’on lise les lignes suivantes inscrites en tête d’un libelle rédigé contre Mattheson et portant le millésime de l’année 1728 : « Une paire de soufflets musicaux et patriotiques au sieur Mattheson, le moins musicien des patriotes et le moins patriote des musiciens, lequel ne fait que multiplier dans chacun de ses ouvrages les preuves de son infamie et de son cynisme; une paire de soufflets qui, vigoureusement appliquée sur les deux joues par les honorables virtuoses Musander et Harmonio, serviront, il faut l’espérer, à lui éclaircir l’ouïe et l’intellect. »

Si grotesques aujourd’hui que nous semblent ces passes-d’armes entre vieux pédans barbouillés de doubles-croches, cet état de constante polémique n’en témoigne pas moins d’un zèle ardent et sincère pour la science et pour l’art. Rions de ces perruques magistrales, mais n’en rions pas trop, car c’est d’elles que procède l’esthétique moderne. Bien avant Lessing et son Laocoon, bien avant que dans les autres arts une voix se fût élevée pour clore l’ère du rococo, Mattheson posait en musique les vrais principes du beau dans la forme et dans l’expression. Il faut le voir, ce cuistre sublime, pourfendre les hérésies de son temps et s’armer en guerre contre ces praticiens ridicules qui s’acharnent à vouloir soumettre la musique aux traditions de la poésie et de la peinture ! Celui-ci, voulant peindre la folie du roi Saül, n’imagine rien de mieux que d’attacher à la queue les unes des autres les harmonies les plus discordantes; celui-là s’amuse à traduire en agréables symphonies les Métamorphoses d’Ovide! rêves d’harmonie imitative dont le bon sens de Frédéric II faisait justice[1], marottes éternellement baffouées et toujours reprises. Nous-mêmes, à l’heure où je parle, où en sommes-nous avec ces romances sons paroles et ce galimatias ridicule mi-partie musique et dialogue que tant de bonnes gens appellent encore en Allemagne l’opéra de l’avenir! Quel Mattheson nouveau se lèvera pour venir en aide au bon sens outragé? quel réformateur virulent déblaiera le sanctuaire obstrué, et du bout de ce fouet dont il aura dispersé les charlatans, tracera d’une main ferme la ligne de démarcation qui doit exister entre les arts?

C’est un curieux spectacle que la peine que se donnent ces preux de la littérature musicale pour étendre au-delà du possible les limites de leur science et de leur art. Ainsi Mattheson veut absolument nous démontrer les rapports qui existent entre l’harmonie musicale et l’harmonie des sphères; il n’hésite pas à rédiger à ce point de vue de volumineux traités de métaphysique et d’histoire naturelle où se trouve exposé l’emploi que la médecine doit faire de la musique comme agent thérapeutique. A l’en croire, rien ne vaut une bonne audition musicale pour aider à la transpiration, il suffit d’un simple rondo agréablement exécuté pour rendre inoffensive la piqûre de la

  1. Frédéric II. Œuvres posthumes, t. XI, p. 19. Voir la lettre à d’Alembert : « Je ne suis qu’un dilettante, et je ne décide point sur des matières qu’à peine il m’est permis d’effleurer; mais vous avez voulu que je vous dise ce que je pense, le voilà. »