Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/238

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apparaît comme le signe manifeste d’une salutaire réforme, n’eût jamais été, en ces heures de tendance et d’aspiration vers l’avenir, qu’une de ces fâcheuses manœuvres dont les cerveaux routiniers se servent d’ordinaire pour enrayer la marche du temps. Pendant que ceux-ci étendaient jusqu’aux astres le domaine de la musique, ceux-là au contraire s’évertuaient à le restreindre outre mesure. Ainsi Mitzler en voulait faire purement et simplement une science exacte comme les mathématiques; d’art il n’en était plus question, tout au plus s’agissait-il d’une nouvelle branche de la philosophie. C’est aussi ce mouvement d’idées qui poussa vers la discussion esthétique des mathématiciens de profession tels que Euler et Bernouilli pur exemple, lesquels, ayant par circonstance appliqué à la musique leurs hautes facultés d’investigation, ont droit de figurer dans cet illustre groupe des fondateurs de la littérature musicale. Du reste, c’est un des signes du temps que ce zèle vigoureux pour l’histoire et la théorie d’un art qui, comme l’a si bien dit ici même M. Charles de Rémusat, devait être l’art moderne par excellence. A tout le monde la matière paraît neuve, et neuve elle est en effet, car c’est un art nouveau qu’un vieil art qui se régénère. Aussi avec quelle fougue ne s’empressent-ils pas les uns et les autres à coopérer à l’œuvre qui s’élabore ! Comme ils sont tous liés, mathématiciens et philosophes, littérateurs et gens du métier, disputant, glosant, argumentant à l’envi, en attendant que Haydn, Mozart et Beethoven viennent accomplir la transformation préparée!

Et notons que ce n’est point seulement en Allemagne que cette littérature musicale prend carrière de la sorte, mais aussi et à la même heure chez toutes les nations ayant qualité pour intervenir dans les questions d’art. Chose plus curieuse, on collabore à distance, on se tend la main par-dessus les Alpes; le plus subtil, le plus profond entre les antiquaires italiens, le père Martini, s’associe au prince-abbé Gerbert, la lumière des docteurs du pays rhénan. C’est à Bologne que ces deux fortes têtes se rencontrèrent et s’entendirent pour composer, d’après les sources antiques et modernes, la première histoire universelle de la musique dont on se fût jamais avisé jusque-là. Dans la répartition mutuelle de l’immense tâche, Martini s’attribua l’introduction générale, laissant à l’illustre abbé de la Forêt-Noire les recherches sur la musique religieuse, sa spécialité naturelle. En peu de temps, tous deux eurent amoncelé de vrais trésors qu’ils échangeaient et se passaient de l’un à l’autre avec cette bonne grâce et ce zèle exempt d’envie des grandes intelligences travaillant en commun. Gerbert, mettant à profit les privilèges de son rang, visita les différens cloîtres de l’Allemagne, fouilla toutes les bibliothèques, compulsa un à un tous les manuscrits ayant trait à la musique, et finit par rassembler dans sa retraite de la Forêt-Noire une des plus précieuses et des plus rares collections de documens qu’on ait vues. Tout cela malheureusement devait être perdu pour la postérité. A peine le docte religieux avait-il commencé le classement de ses innombrables richesses, qu’un incendie, éclatant tout à coup, vint en quelques heures anéantir, avec le monastère qui le contenait, le fruit de tant de laborieuse et sublime patience. Il semblait que la destinée, qui se joue si volontiers des efforts de l’homme, n’eût permis à ce digne abbé de réunir tant de matériaux que pour les détruire plus à son aise en une seule fois. A quoi bon en effet toutes ces paperasses pour s’en aller reconstruire, à travers la nuit des temps, les