du cœur et des passions, dans l’intelligente et souveraine distribution des forces sonores et des analogies qu’elles peuvent avoir avec les phénomènes psychologiques, bien peu, même parmi les plus illustres, lui doivent être comparés. Qu’était-ce, avant Gluck, que l’instrumentation? Quelque chose d’aride et de conventionnel, beaucoup moins un art qu’un métier dont on apprenait professionnellement les règles immuables : Oboi coi flauti, clarinetti coi oboi, etc. Charles-Marie de Weber persifle très spirituellement dans un de ses écrits cet apprentissage routinier qu’on se transmettait de maître à élève avec l’imperturbable aplomb des statuaires de la vieille Égypte hiératique. Gluck fut le premier à changer tout cela, le premier qui fit de l’orchestre un réflecteur sonore des sensations de l’âme, et qui, après avoir assigné à chaque instrument une voix propre et spéciale, s’imposa la loi de ne l’employer jamais que dans la mesure du caractère qu’il lui avait reconnu, de sorte qu’à dater de cette heure l’orchestre eut des échos pour toutes les joies, pour toutes les plaintes, pour toutes les fureurs de l’homme et des dieux.
Ces voix, de quelque façon d’ailleurs qu’il les assemble et qu’il les mêle, resteront dans l’avenir incessamment fidèles à leur destination native, et vous pouvez compter que le trombone, instrument des passions déchaînées, organe des esprits de haine et de rage, n’assourdira point vos oreilles au milieu d’une scène de tendresse et d’amour. Il en sera de même des clairons, des hautbois, de tous ces instrumens éclatans ou sinistres[1], hier encore morceaux de bois et de métal inertes, et que son souffle créateur convoque désormais à la vie de l’intelligence. Quels soins minutieux ne faut-il pas qu’il eût portés dans cette étude particulière des instrumens pour s’être ainsi rendu compte non-seulement du caractère général de chacun, mais des mille et une nuances dont il est susceptible dans ses modifications les plus secrètes ! Il sait ce que tel ou tel instrument vaut dans ses moindres détails, ce qu’il peut dans le haut, dans le bas, dans les régions intermédiaires, dans les forte et les piano, dans les sons brefs et prolongés, ce qu’il peut comme solo et comme auxiliaire, ce qu’il perd et gagne, quelles modifications il subit selon la nature et le nombre des autres instrumens qu’on lui adjoint; mais ce que cette connaissance incomparable lui a surtout appris, ce qu’il ne se lasse pas de démontrer par son exemple, c’est que les instrumens ne produisent d’effet solide et pénétrant que lorsqu’on sait en économiser l’emploi, et que le luxe et la pro-
- ↑ Un artiste de grand mérite et qu’on aura toujours raison de consulter quand il s’agit de Gluck, M. Delsarte, nous faisait remarquer dernièrement le singulier rôle attribué au hautbois dans cette classification des instrumens. Qui le croirait? Le hautbois, cet inoffensif et pastoral accompagnateur des gaietés champêtres, devient chez Gluck l’instrument funèbre par excellence, et dans la sublime scène du second acte d’Orphée c’est lui dont la voix nazillarde et vipérine répond seule aux esprits infernaux, alors que les trombones semblent affecter de se taire. Au premier abord, l’idée paraît singulière, et l’on en veut presque à Gluck de rejeter ainsi parmi les méchans cet humble roseau, accoutumé aux amoureuses plaintes. Cependant, dès qu’on s’attache à le suivre dans ce chœur d’Orphée, on est frappé de cet accent morne et sinistre que personne n’avait soupçonné dans l’innocent pipeau dont Gluck, en dépit des usages consacrés, fera systématiquement l’organe de la fatalité. C’est ainsi que toujours, rompant avec la donnée ordinaire, il réservera les trombones et les trompettes pour nous peindre les splendeurs et les jouissances des champs élyséens.