beaucoup d’esprit. Sans doute il n’y faut pas chercher plus de justesse et de mesure dans les opinions que n’en offrent ses pages destinées à l’impression : souvent la violence des paroles y accompagne la singularité des idées et dépare ou compromet la vérité, quand par aventure elle lui échappe; mais une foule de pensées vives, prenantes, spécieuses du moins, et qu’il n’a empruntées à personne, attestent une facilité improvisatrice parfaitement en accord pour le fond avec la méditation sentencieuse dont en public il garde les apparences, et chaque ligne offre la preuve que lorsqu’il se laisse aller ou se recueille, il pense et il écrit absolument de même. Cette lecture serait de tout point parfaitement agréable, si trop de passages ne laissaient percer une vanité un peu puérile que les gens du monde cachent d’ordinaire avec plus d’adresse. Il est trop évident que le mérite d’une diversité d’études rare dans sa condition et dans son pays, des réflexions constantes sinon profondes, l’originalité un peu cherchée de ses vues, l’habileté de déguiser des idées parfois superficielles ou communes sous une forme brillante qui le séduit lui-même, un certain amour du beau séparé du sentiment du vrai, une hardiesse d’esprit plus littéraire que philosophique, une haine consciencieuse contre le mal vu d’un seul côté, enfin les succès que dans la société une telle étrangeté d’aperçus et d’expressions ne pouvait manquer d’obtenir, ont fini par lui faire à lui-même une entière illusion sur la valeur, l’autorité, et j’ajouterai la mission de son esprit. Il se croit réellement à part au milieu des hommes de son siècle et comme envoyé pour les châtier et les surprendre, ce qu’il aimait encore mieux que les éclairer et les convaincre. L’excessive prétention ferait ici quelquefois douter de la supériorité, si trop d’exemples ne laissaient entrevoir de pareilles faiblesses, même chez des hommes de génie. A plus forte raison les gens d’esprit n’en sont pas exempts. C’est d’ailleurs une remarque qui me semble vraie que lorsque les hommes qui appartiennent à une certaine classe élevée de la société s’y font remarquer par les talens qui n’en sont pas l’apanage naturel ni le privilège obligé, ils se soustraient difficilement à une sorte d’infatuation dont les gens de lettres de profession se préservent plus facilement. Le plus célèbre écrivain de nos jours est tombé sous ce rapport en d’étranges puérilités, et si Clitandre eût écrit, il n’est pas impossible qu’il eût enchéri sur la vanité de Trissotin.
Celle de M. de Maistre était du moins justifiée par un talent remarquable, et le sérieux et la dignité de sa vie l’autorisaient à s’estimer fort au-dessus du monde frivole où l’avait placé sa naissance. L’activité et la fécondité de son esprit pouvaient l’abuser sur sa puissance intellectuelle, et l’on conçoit qu’il se crût un des grands