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maîtres de la pensée, car cette erreur complaisante a gagné d’autres que lui, et dans un certain monde elle subsiste encore.

On peut exalter à loisir des talens que nous ne contestons pas. Nous ne nous soucions pas d’enlever à un excellent écrivain une seule louange; qu’il garde sa renommée, mais qu’il perde son autorité. Ceux à qui sont chères les grandes causes qu’il a cru servir, la religion et la monarchie, ne sauraient choisir un plus funeste guide. Lorsque par habitude, déférence ou orgueil de parti, on l’invoque encore comme un maître, on renouvelle imprudemment des dissidences ou plutôt des incompatibilités qu’il est pressant de faire disparaître. Je le remarque, parce que je pourrais citer un auteur de l’esprit le plus élevé et le plus conciliant qui ne s’est pas aperçu, dans un ouvrage récent et distingué, qu’en prenant M. de Maistre pour un des grands philosophes de son parti, il semblait chercher la discorde éternelle et recommencer la guerre de principes. Voici pourquoi. Quelque place que les questions religieuses aient paru tenir dans les ouvrages de M. de Maistre, on ne peut se dissimuler qu’il les considère presque exclusivement au point de vue de l’intérêt social. Ce n’est pas de l’autre vie, c’est du salut de ce monde qu’il nous entretient. Il s’agit avant tout pour lui de relever ou de raffermir l’église, le trône, toutes les garanties de l’ordre dans l’humanité, telles qu’il les conçoit, telles qu’il les regrette, telles qu’il les déclare ébranlées ou ruinées par le vent du siècle. C’est au génie des temps modernes qu’il déclare une guerre mortelle, à ce génie tel qu’il s’est manifesté par les principes de la révolution française. Ce ne sont pas les excès, les égaremens, les crimes qu’il attaque; les excès, les égaremens, les crimes sont pour lui de l’essence de la révolution, et vouloir la séparer du mal qu’elle a fait, c’est entreprendre de la séparer d’elle-même. Cette pensée est partout dans ses livres, mais nulle part plus condensée que dans ces paroles répétées deux fois : « La révolution française est satanique dans son principe[1].» Or je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que les voix mêmes de ceux pour qui M. de Maistre écrivait se sont, depuis ces derniers temps, réunies pour proclamer leur adhésion aux principes de 1789. Qu’est-ce que les principes de 1789, si ce n’est la révolution française dans son principe ou dans son essence? Quiconque se rallie à cette déclaration de concorde se sépare donc de M. de Maistre de toute la distance qui sépare l’affirmation de la négation et le bien du mal, et il importe, si l’on veut que cette profession de foi ait toute l’autorité qui s’attache à la sincérité sans réticence, et qu’elle soit significative autant qu’intelligente, il importe que, par aucun retour

  1. Lettres et Opuscules inédits, t. Ier, p. 381 de la 3e édition. « La révolution française est satanique dans son essence. » Du Pape, préface de la 2e édition, t. Ier, p. XXXV.