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disparaissait sous des flots d’injures : le moindre dissentiment sur une question locale semblait légitimer toutes les violences, et les personnalités, la diffamation même devinrent l’ordinaire ressource des écrivains contre leurs adversaires. Plusieurs voix s’élevèrent pourtant et protestèrent au nom des lettres contre cet abus de la presse. Francis Hopkinson, qui, avant d’être un des signataires de la déclaration d’indépendance, avait défendu les droits des colonies dans des pamphlets amusans et de spirituelles brochures, essaya de ramener la presse à la décence par le ridicule. De malicieuses satires qu’il laissa tomber de son siège de magistrat, — un Scandale dans une grande famille, le Projet d’une cour d’honneur, l’Art de laver son linge sale, — vinrent à plusieurs reprises mettre fin à de déplorables polémiques et imposer silence à des journalistes diffamateurs. C’étaient là par malheur de courts temps d’arrêt, après lesquels l’esprit de parti prenait sa revanche en suscitant de nouveaux scandales.

Un écrivain plus habile et plus accrédité qu’Hopkinson, Franklin lui-même, fut impuissant à lutter contre le mal. C’était une douleur de tous les jours, pour ce patriarche de la presse américaine, de voir quels successeurs étaient entrés après lui dans la carrière, et comment s’en allait en lambeaux cette bonne réputation qu’il avait voulu faire à l’art d’imprimer. Son chagrin se traduit en plaintes amères à toutes les pages de sa correspondance : comme écrivain, il s’indignait de voir d’éhontés pamphlétaires déshonorer les lettres et compromettre par leurs excès une liberté salutaire; comme patriote, il appréhendait que le retentissement de ces querelles ignobles et le spectacle de cette licence effrénée n’eussent pour effet d’affaiblir ou même de changer en mépris la sympathie que l’Europe avait d’abord témoignée pour la cause américaine. Dans les derniers jours de 1782, il écrivait de Passy à son ami Francis Hopkinson : « Vous avez bien raison de demeurer étranger à tous ces articles de personnalités qui se multiplient d’une façon si scandaleuse dans nos journaux. Le mal en est à ce point, que je n’ose prêter ici à personne les journaux américains avant de les avoir lus et d’avoir mis de côté ceux qui feraient honte à notre pays en provoquant sur notre compte, de la part des étrangers, la réflexion qu’inspira une fois à un homme comme il faut une querelle de café. Les deux parties, après s’être libéralement prodigué les noms de drôle, de misérable, de pendard et de coquin, se tournèrent vers leur voisin comme pour le faire juge entre eux. — Je ne sais rien ni de vous ni de vos affaires, leur dit-il, je vois seulement que vous vous connaissez parfaitement l’un l’autre. » Fidèle aux principes que, pour sa part, il avait toujours pratiqués, Franklin ajoute dans la même lettre : « Le directeur d’un journal devrait, à mon avis, se considérer comme responsable jus-