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aux affaires du pays, et par sa remarquable intelligence il les domine de fait, jusqu’au jour où son élévation régulière à la présidence ouvre pleine carrière à son activité patriotique. Il comprenait que la fédération, en donnant à l’ensemble des cinq états la force qui leur manquait isolément, pouvait seule s’opposer aux envahissemens futurs qu’appellerait sur l’Amérique centrale sa position entre les deux Océans. Malheureusement les compatriotes de Morazan n’entendaient rien aux plans de civilisation qui remplissaient sa tête; ses talens prolongèrent l’existence de la confédération, mais celle-ci n’avait cessé d’être en butte aux sourdes menées du parti contraire, et en 1837 parut sur la scène l’homme qui devait, après cinq ans de luttes, assurer le triomphe définitif des serviles et rompre la confédération, — Rafaël Carrera, devenu dictateur du Guatemala. Métis, presque Indien, simple gardeur de pourceaux, ne sachant ni lire ni écrire. Carrera n’avait que vingt et un ans lorsqu’il se mit à la tête d’une troupe d’Indiens révoltés, sur lesquels son origine, jointe à sa remarquable hardiesse et à son indomptable volonté, lui avait acquis une autorité absolue. Par quelle singulière alliance d’intérêts ce représentant de la population conquise devint-il le représentant du parti servile? Il y eut sans doute dans sa résolution, sans qu’il s’en rendît bien compte, un vague instinct de race. Le parti libéral, se rattachant naturellement et nécessairement à l’Europe, ne pouvait que s’attirer l’antipathie de la multitude, pour qui le cri de guerre aux étrangers traduisait dans toute sa crudité le sens qu’elle attachait à son émancipation. De là cette haine commune, aveugle chez les masses, raisonnée chez la noblesse et le clergé, et cette lutte opiniâtre qui se termina par la mort du général Morazan. Aujourd’hui Carrera règne sans conteste; chef despotique et sanguinaire, sans foi ni scrupule, il n’en est pas moins l’homme du pays, qui le comprend et en est compris, le dictateur populaire identifié à la cause nationale, tandis que son rival, personnification des classes moyennes, n’eut jamais une véritable popularité.

La fédération dissoute, les cinq états menèrent une existence séparée, sans événement remarquable, jusqu’au 13 juin 1855, jour où Walker débarqua à Realejo. Nous ne reviendrons pas sur cette expédition de flibustiers qui n’est pas terminée, mais qui fait présager l’avenir de l’Amérique centrale. Cette entreprise n’est pas un fait isolé; on la voit se reproduire à chaque instant sous une forme ou sous une autre : hier c’était le colonel Kinney voulant s’emparer d’une prétendue concession de 30 millions d’acres de terre dans le Nicaragua; auparavant c’était le bombardement de Greytown. A Panama, l’Américain est pour ainsi dire maître de l’isthme; il se retrouve par- tout en ce pays, et partout il fait étalage de cette avidité brutale qu’il lui plaît de décorer du nom d’instinct d’annexion.