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sur le Grand-Canal qu’on peut concevoir l’idée d’un beau paysage. Le Lido se prête à la rêverie, et ne serait pour la peinture qu’un thème indigent.

Il faut donc préférer pour l’étude, pour l’imitation, pour le développement de la pensée, les plaines et les montagnes que Poussin et Claude Lorrain ont préférées. C’est le parti le plus sage, et, quoi que puissent dire les partisans de l’originalité absolue, la vue du Campo-Vaccino et du Colisée, du lac de Nemi et de la tour crénelée d’Ostie est sans danger pour ceux mêmes qui se proposent de représenter la Bretagne et la Normandie. Ce qu’il y a de salutaire pour l’esprit dans le séjour de Rome, dans l’exploration des environs, ce n’est pas seulement ce qu’on voit : les souvenirs qui s’éveillent à chaque pas donnent le goût de la méditation, et la méditation mène à l’amour des grandes choses. Quand on a vécu parmi les ruines pendant quelques mois, on traite avec dédain, c’est-à-dire avec justice, tout ce qui est mesquin. Est-ce donc là vraiment un danger dont il faille s’alarmer? Les peintres doivent-ils éviter Rome, s’ils veulent garder une physionomie individuelle? Ceux qui le croient tombent dans une étrange méprise, et se font de l’originalité une singulière image. S’ils prenaient la peine d’analyser ce qu’ils affirment, ils sentiraient qu’ils confondent deux choses fort diverses, — l’impersonnalité, qui se réfugie dans l’imitation, et l’originalité vraie, qui se compose de mémoire et de volonté.

Le peintre qui, en maniant le pinceau, consulte sa mémoire, ou qui, se défiant de sa mémoire, veut voir à chaque instant ce qu’il a résolu de copier et se dispense d’intervenir dans son œuvre par sa volonté, peut-il se vanter de posséder une physionomie individuelle? Pour le croire de bonne foi, il faudrait commencer par changer la valeur des mots. Qu’il trouve, à force de patience, un procédé particulier pour imiter l’écorce du hêtre ou du bouleau, et qu’il baptise son procédé du nom d’originalité, je ne m’en plaindrai pas; s’il ne vise pas plus haut, s’il se contente à si bon marché, je lui pardonnerai son innocent orgueil, mais il ne sera jamais pour moi qu’un habile ouvrier. Pour atteindre à l’originalité, d’autres facultés sont requises, des facultés d’un ordre plus élevé. Tout homme qui ne met pas dans son œuvre l’empreinte de sa volonté doit renoncer à cette prétention. La patience seule est de la volonté, lorsqu’elle s’applique au travail; mais dans le domaine esthétique toute volonté qui n’est pas la forme active d’une pensée ne mérite aucune attention, et tant qu’on n’aura pas trouvé l’expression d’une pensée dans l’écorce du hêtre ou du bouleau, il faudra se résigner à ne pas compter ceux qui l’imitent fidèlement parmi les peintres originaux. La méprise que je relève s’explique aisément par de récentes mésaventures. Il