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de ses plans audacieux est resté presque inconnu aux voyageurs qui visitèrent alors cet empire. Ce qu’ils purent observer à leur aise, ce qu’ils se complurent à décrire, c’est la cour de l’Ermitage, avec ses splendeurs et ses intrigues. A l’avènement de Paul Ier seulement, on entrevit quelque chose de la vérité; on remarqua entre les plans si pompeusement proclamés et l’état réel du pays un contraste affligeant. Pouvait-on s’en étonner? Ne savait-on pas que l’instigatrice de ces changemens était la même souveraine qui créait des villes d’un trait de plume[1]? Catherine avait réussi à éblouir l’Europe, à flatter ce goût d’ostentation qui caractérise les classes supérieures en Russie, et c’est tout ce qu’elle se proposait. « L’impératrice Catherine II, a dit Nicolas Gogol dans ses Lettres à mes amis, a eu surtout en vue d’exposer la Russie aux regards de l’Europe. » Cette remarque de Gogol est juste : au fond, Catherine ne pratiquait guère les maximes dont elle se faisait l’apôtre exaltée, et celle qui invitait les savans de l’Europe à lui adresser des projets sur l’émancipation des paysans soumettait sans scrupule au servage toute la population d’une des plus vastes provinces de l’empire. En ne contestant pas ce qui se mêlait souvent de sincère et de généreux à ses intentions, on est forcé de reconnaître que le principe exclusif de ses réformes devait les faire échouer. Il y avait incompatibilité entre l’état moral des populations russes et l’œuvre entreprise. Il y avait d’autre part utilité peut-être à ne pas négliger absolument les ressources qu’offraient les vieilles coutumes et les qualités distinctives de la société qu’on cherchait à transformer. Les écrivains russes du dernier siècle n’osèrent malheureusement émettre contre les réformes de Catherine que des objections assez superficielles. Les révélations de détail ne manquèrent pas sans doute chez quelques-uns de ces écrivains, chez Von Visin notamment; ce qui manqua, ce furent les vues générales, ce fut la notion de l’ensemble. Était-ce assez que de constater l’insuffisance de certaines réformes administratives? Non sans doute. C’est par l’état moral où Catherine laissa la société russe que cette souveraine doit être jugée. De toutes les classes de cette société, prenons celle qui subit le plus directement son influence. La noblesse ne fut-elle pas sous son règne partagée pour ainsi dire en deux groupes distincts, l’un pénétré d’un matérialisme d’origine trop visiblement étrangère, l’autre inaccessible à l’esprit de réforme et gardant au fond des provinces une sorte d’indépendance sauvage? Pour exercer une action utilement réformatrice, il eût fallu se placer entre les témérités philosophiques et la timidité routinière. Catherine ne

  1. C’est ainsi que la tsarine couvrit la Sibérie de villes imaginaires, qu’un oukase de 1797 dut replacer au rang de villages.