Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/882

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sut pas prendre cette attitude ; elle se soucia peu d’introduire en Russie des réformes praticables, elle ménagea même l’inertie du vieux génie russe[1], à la condition que les idées et les mœurs de la cour de Louis XV auraient accès à l’Ermitage. Aussi, en dehors des conquêtes et du prestige des armes, n’a-t-elle légué à son empire que des créations éphémères à côté de mœurs profondément altérées. « Si Catherine avait encore vécu âge d’homme, disait le prince Chterbatof, elle aurait conduit la Russie au tombeau. » C’est là un jugement bien sévère, mais qui ne saurait étonner depuis qu’un curieux document, interrogé avec un empressement significatif par le public russe, est venu jeter la plus triste lumière sur le désaccord que nous signalons entre les plans de Catherine et les vrais besoins du pays.

L’auteur de ce livre, M. Aksakof, avait commencé par publier quelques esquisses où l’influence des littératures étrangères et d’un goût trop prononcé pour le genre descriptif avait laissé de nombreuses traces. Plus récemment, on avait vu M. Aksakof suivre une voie meilleure et donner, sous la forme de récits de chasse et de pêche, des tableaux empreints d’un vif sentiment des beautés sauvages de la nature russe sur les confins de l’Asie. Il était évident que cet écrivain mûrissait son talent par des études patientes. L’ouvrage nouveau dont nous voudrions parler montre en lui, non plus seulement un simple interprète des scènes de la nature, mais un peintre habile du cœur humain. Quoique disciple de Gogol, dont il était l’ami, l’auteur n’a rien de l’humeur satirique de son maître, et c’est avec une sérénité parfaite qu’il envisage son sujet sous les faces les plus diverses. Les fragmens dont est composé le volume de M. Aksakof sont classés dans deux divisions : la première porte le nom de Chronique, la seconde celui de Souvenirs, et l’auteur nous déclare qu’aucun lien n’existe entre les deux parties de son livre. Ce n’est là, disons-le tout de suite, qu’un moyen de dérouter le lecteur. M. Aksakof a puisé tous ces renseignemens dans l’histoire de sa famille, et comme nous n’avons point les mêmes ménagemens à garder, nous replacerons tous les personnages de ce tableau dans le cadre qui leur convient ; nous nous attacherons surtout à faire ressortir les traits qui caractérisent le mieux leur état moral,

  1. Pour flatter le vieux parti russe, Catherine alla jusqu’à lancer dans ses écrits quelques traits satiriques contre les modes françaises et les vices de son époque. Au fond, ces démonstrations n’avaient rien de sérieux, venant d’une souveraine qui, dès l’âge de treize ans, faisait de Bayle sa lecture favorite. Il en était de ces concessions faites par Catherine à l’esprit national comme du costume russe de fantaisie qu’elle portait à certaines époques solennelles. Le vieux parti russe savait à quoi s’en tenir sur cette tactique, et il ne cessa jamais de protester en secret contre les influences étrangères qui dominaient à la cour.