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meurt d’un coup de sang[1], et, chose étrange, il est pleuré par sa femme. Prascovia ne peut pas oublier qu’elle l’a aimé pendant quatorze ans. Ce qui l’afflige surtout, c’est que son mari soit mort sans avoir eu le temps de se repentir. Elle voudrait disposer, en faveur du fils de Stépane Mikhaïlovitch, son tuteur, de tous les biens qui lui restent; mais le seigneur d’Aksakova refuse ce don. Tel est le caractère de la femme russe, mélange singulier de dévoûment et de fierté, d’indépendance et de soumission. Un autre trait à noter dans le dénoûment de l’histoire du major, c’est qu’il en est de Mikhaïl Maksimovitch comme de certains empereurs romains qui avaient effrayé le monde de leurs excès, et dont la mémoire pourtant restait populaire. M. Aksakof lui-même a visité, bien des années après la mort de Mikhaïl Maksimovitch, le village théâtre de ses débauches, et le nom de cet homme, qu’il croyait voué à la haine publique, n’était prononcé qu’avec respect par les vieillards. On s’accordait à reconnaître que le major avait un odieux caractère, mais on ajoutait qu’il ne punissait jamais injustement les serfs, et qu’il veillait toujours à leur bien-être.

M. Aksakof ne raconte que dans une autre partie de son livre la mort de Prascovia; il a suivi l’ordre chronologique. Pour nous, préoccupé principalement de l’unité de ce caractère, en regard de la courte lutte de Prascovia contre l’indomptable Mikhaïl, nous placerons le récit de sa mort, survenue en 1806.


« Le sang-froid et l’énergie dont elle avait fait preuve dans sa jeunesse ne l’abandonnèrent point sur son lit de mort. Pour donner plus de valeur à ses dernières dispositions, elle avait réuni toutes les autorités du district. Lorsqu’on leur eut donné lecture de son testament, elle fit servir du Champagne, et en but elle-même un verre à la santé du nouveau propriétaire. Celui-ci lui ayant dit qu’il avait trouvé sur la liste de ses débiteurs les noms de plusieurs propriétaires pauvres, la malade lui répondit qu’elle le savait fort bien. — Mais, ajouta-t-elle, l’argent que je leur ai prêté est mon avoir légitime; je ne l’ai point acquis par fraude, et ne prétends point leur en faire don.

« Peu de jours avant sa mort, le médecin juif qui la soignait lui dit après l’avoir examinée : — C’est bien, très bien. — La mourante l’entendit : — Tais-toi, juif, lui répondit-elle, je sens que cela va finir; mais je ne crains pas la mort, j’y suis préparée depuis longtemps. Allons, dis-moi franchement combien de temps il me reste à vivre. — Le docteur, qui était habitué à ce ton et ne s’en formalisait nullement, lui répondit : — Trois ou quatre jours. — Bien, reprit la malade, je te remercie de m’avoir dit la vérité. Maintenant, adieu, tu peux te dispenser de revenir. Je vais donner ordre de te payer ton compte. — Lorsque le médecin fut sorti, elle fit appeler toutes les personnes

  1. Au dire de l’auteur, qui a cru devoir cacher le véritable dénoûment de cette triste existence, pour ne pas éveiller les susceptibilités de la censure. En réalité, Mikhaïl Waksimovith fut assassiné par ses domestiques.