Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/923

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gnols, les Hollandais nous consolent du sommeil de l’Italie, cette mère si féconde il y a trois siècles, trop stérile, hélas! de nos jours, et qui fait bien attendre son réveil.

Tel est le tableau des vicissitudes du beau. Où se lève ce vent qui transporte du nord au midi, de l’orient à l’occident, le sceptre de l’invention, le don de plaire et d’enseigner? Quel est ce caprice qui fait apparaître un Dante, un Shakspeare, celui-ci chez des Anglo-Saxons encore barbares, pareil à une source jaillissante au milieu d’un désert, celui-là dans la mercantile Florence, deux cents ans avant cette élite de beaux esprits dont il sera le flambeau?

Chacun de ces hommes se montre tout à coup et ne doit rien à ce qui l’a précédé ni à ce qui l’entoure; il est semblable à ce dieu de l’Inde qui s’est engendré lui-même, qui est à la fois son aïeul et son arrière-rejeton. Dante et Shakspeare sont deux Homères arrivés avec tout un monde qui est le leur, dans lequel ils se meuvent librement et sans précédens.

Qui peut regretter qu’au lieu d’imiter ils aient inventé, qu’ils aient été eux-mêmes au lieu de recommencer Homère et Eschyle? Si l’on peut reprendre quelque chose dans Virgile, c’est que par respect pour une époque savante où l’on avait le culte presque exclusif de tout ce qui venait de la Grèce, il ait cherché en trop d’endroits les formes de l’Iliade. Nous n’aimons ni le courageux Gyas, ni le courageux Cloanthe, ni les héros dont la chute ébranle le ciel et les montagnes, ni tous les lieux communs épiques, qui heureusement ne nous ont privés ni de Didon, ni des Géorgiques, ni des Églogues, ces inspirations charmantes et mélancoliques qui ne sont empruntées ni à Théocrite ni à aucun des Grecs.

Les vrais primitifs, ce sont les talens originaux : ce La Fontaine, qui ne semble qu’imitation, et qui ne procède pourtant que de son propre génie. Qui a produit l’originalité d’un Montaigne bourré de latin et connaissant tout ce que les anciens ont écrit, d’un Racine qui suit Euripide pas à pas, à ce qu’on dit, et peut-être à ce qu’il croit lui-même?

On dit d’un homme pour le louer qu’il est un homme unique : ne peut-on, sans paradoxe, affirmer que c’est cette singularité, cette personnalité qui nous enchante chez un grand poète et chez un grand artiste, que cette face nouvelle des choses révélées par lui nous étonne autant qu’elle nous charme, qu’elle produit dans notre âme la sensation du beau, indépendamment des autres révélations du beau qui sont devenues le patrimoine des esprits de tous les temps, et qui sont consacrées par une plus longue admiration?


EUGENE DELACROIX.