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simple qu’on doive employer pour saisir le vrai caractère des évolutions du génie. Comme le dit très bien M. Oulibichef au début de ce second chapitre, « les ouvriers de la pensée[1], savans, écrivains ou artistes, obéissent toujours, en produisant, à une double loi : à leur nature individuelle d’abord, et à l’esprit du temps qui entraîne tout le monde, à commencer par ceux-là mêmes qui voudraient lui résister. » Or aucun artiste n’a été plus de son temps que Beethoven, aucun génie n’a subi autant que le sien l’influence d’une organisation maladive et des circonstances domestiques au milieu desquelles il a dû passer sa vie. Après avoir raconté les principaux événemens de l’humble existence du pauvre et grand génie dont il blâme les tendances généreuses vers un idéal de liberté que la révolution française avait suscité chez les plus grands esprits de l’Allemagne, M. Oulibichef passe à l’analyse de son œuvre, qui forme le troisième chapitre.

Le premier écrivain qui, à notre connaissance, ait essayé de classer les productions de Beethoven en trois différentes périodes, en assignant à chacune d’elles un caractère esthétique parfaitement reconnaissable, c’est M. Fétis dans sa Biographie universelle des musiciens. Selon M. Fétis, Beethoven continue avec plus ou moins d’indépendance la manière de ses prédécesseurs Haydn et Mozart jusqu’à la Symphonie héroïque (la troisième), qui est de 1804. A partir de ce chef-d’œuvre, le génie de Beethoven éclate dans toute sa magnificence et avec les propriétés de sa seconde manière, qui se prolonge pendant dix ans, c’est-à-dire jusqu’en 1814. C’est pendant cette période féconde que Beethoven produit la symphonie en si bémol, celle en ut mineur, la Pastorale. Voici en quels termes M. Fétis caractérise les productions qui appartiennent à la troisième période de la vie de Beethoven, comprenant la symphonie en fa (la huitième), celle avec chœurs, et les cinq derniers quatuors pour instrumens à cordes : « Insensiblement et sans qu’il s’en aperçût, ses études philosophiques donnèrent à ses idées une légère teinte de mysticisme qui se répandit sur tous ses ouvrages, comme on peut le voir dans ses derniers quatuors; sans qu’il y prît garde aussi, son originalité perdit quelque chose de sa spontanéité en devenant systématique. Les redites des mêmes pensées furent poussées jusqu’à l’excès, le développement du sujet alla jusqu’à la divagation, la pensée mélodique devint moins nette, l’harmonie fut empreinte de plus de dureté. Enfin Beethoven affecta de trouver des formes nouvelles, moins par l’effet d’une soudaine inspiration que pour satisfaire aux conditions d’un plan médité[2]. » Pris dans sa généralité et sans vouloir en appliquer les conséquences à aucune œuvre particulière, ce jugement de M. Fétis nous paraît irréfutable. Comme le dit très bien le savant critique, les dernières compositions de Beethoven se font remarquer par le développement excessif des épisodes, par la dureté de l’harmonie, par la fréquence et l’étrangeté des modulations, enfin par cette prédominance de la volonté systématique du penseur et du philosophe sur la spontanéité de l’artiste et du musicien.

Il serait assez difficile de préciser quels sont les principes qui ont guidé M. de Lenz dans la classification des œuvres de Beethoven. Ce qui ressort de plus clair

  1. On s’aperçoit que la révolution de 1848 a porté ses fruits, même en Russie.
  2. Voyez la Biographie universelle des musiciens, article Beethoven.