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qu’en lisant les feuilles commerciales de cette colonie si prospère de la Réunion, on voit qu’elle est presque toujours à l’état de crise, ou du moins de pénurie monétaire. Que prouve cette apparente anomalie ? Elle achève la démonstration commencée : elle prouve que la plus ou moins grande abondance des capitaux accumulés sur place, de l’épargne en un mot, n’est à peu près pour rien dans la constitution et la valeur de la propriété coloniale, que les capitaux ne se localisent plus, et qu’ils savent « aller chercher dans l’univers le placement qui leur offre profit et sécurité. »

Cette sécurité existe-t-elle aujourd’hui aux colonies ? Et n’y a-t-il pas comme une témérité de patriotisme créole dans ce souvenir de Saint-Domingue évoqué par le gouverneur de la Réunion ?… Saint-Domingue, ce nom épouvante encore bien des esprits éclairés. L’étude des révolutions d’où est sortie la république d’Haïti ne permet pas cependant d’établir aucune analogie entre le passé de Saint-Domingue et notre situation coloniale actuelle[1]. Militairement, il suffit d’un régiment pour tenir en respect nos îles à circonscription restreinte. Moralement, la France s’est pour jamais soustraite aux chances des bouleversemens coloniaux en proclamant solennellement l’abolition de l’esclavage, et en sanctionnant cette mesure par le paiement d’une indemnité aux planteurs dépossédés. S’il est vrai, comme l’a écrit Jefferson, que l’esclavage soit une chaîne rivée par un bout au cou de l’esclave, et par l’autre au bras du maître, on peut dire que ce grand acte a presque autant affranchi le colon de race européenne que son serf africain. Et certes, même aux Antilles, où la position du planteur est encore si réduite, on n’en trouverait peut-être pas un qui voulût quitter sa médiocrité actuelle pour retrouver son ancienne fortune sous la pointe de cette épée de l’abolition qu’il sentait toujours suspendue sur sa tête. C’est là précisément ce qui fait qu’aujourd’hui il y a autant de sécurité pour les personnes et les propriétés aux colonies françaises qu’en France. — Sans doute, la classe ouvrière n’est pas dans ce pays à l’abri de toutes mauvaises passions, de toute suggestion coupable, et c’est une rude tâche pour le colon que de se tirer d’affaire avec ses travailleurs africains ou indiens ; mais faut-il donc passer les mers pour trouver de pareils dangers, de pareils embarras, et sous ce rapport la propriété coloniale ne peut-elle dire à sa sœur de la métropole, comme le vieillard de Y Antiquaire au riche seigneur écossais, dans la belle scène de la marée montante : « Aujourd’hui nos fortunes sont égales ?… »

Si les colonies ne sont pas au point de vue politique menacées

  1. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1845, la République d’Haïti, ses dernières Révolutions et sa Situation actuelle.