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leur faire dépasser un sillage de six ou sept milles à l’heure. Pendant cette courte navigation, une dernière cause d’embarras s’était révélée, menaçant de porter plus d’une fois atteinte à notre égalité d’âme. Nous n’avions pas plus tôt été hors du goulet de Brest que nous nous étions aperçus qu’il existait une grande différence de marche entre les deux corvettes. Ces tortues, accouplées pour ne se jamais quitter, pour aller du même pas et sans se perdre de vue jusqu’aux antipodes, avaient cependant des allures et des qualités fort inégales. Le bâtiment que montait le chef de l’expédition marchait et évoluait infiniment mieux que sa conserve. De là, il était facile de le prévoir, pour la pauvre Durance la nécessité de constant efforts, l’impérieuse obligation de plus d’activité, de plus de vigilance, et pour son impatiente compagne la tentation d’accuser le zèle du navire impuissant à la suivre.

Cette première traversée nous donna comme un avant-goût du reste de la campagne, quoiqu’elle eût été égayée par toutes les illusions qu’on emporte au début d’un voyage, et qu’on voit si souvent s’envoler une à une. Bien des choses ont changé à bord des navires de guerre depuis le jour où la Truite et la Durance quittèrent la rade de Brest : les conditions d’existence des officiers sont restées à peu près les mêmes. La vie de bord, il faut bien s’y attendre et s’y résigner, ne peut être que monotone. Elle offre nécessairement l’uniformité du cadre restreint dans lequel ses évolutions journalières s’accomplissent. Les variations de l’atmosphère en forment à peu près les seuls événemens. Les conversations roulent presque toujours sur cet inépuisable sujet : comment le vent a soufflé, comment il souffle, et comment on peut augurer qu’il soufflera. Ce thème invariable alimente de longues discussions. L’un y trouve l’occasion de raconter pour la centième fois ses campagnes, l’autre de débiter ses pronostics ou ses aphorismes de ce ton magistral et ambigu que prenaient autrefois les oracles. La route que suit le commandant est rarement réputée la meilleure. La voilure qu’il prescrit n’est pas souvent celle qu’on devrait porter. Puis tout à coup surgit du sein de ces questions techniques quelque haute question d’histoire, de philosophie ou de morale. On s’échauffe, on s’aigrit, les sarcasmes s’en mêlent, et si l’on ne se hâtait de lever la séance, il y aurait peut-être de sérieux propos d’échangés. Souvent aussi c’est le prochain seul qui fait les frais de l’entretien. La dernière promotion ou la promotion à venir fournit un excellent texte à d’intéressans commentaires. Ce sont là les conversations générales. Les entretiens secrets sont bien différens, et là, j’aime à le dire, se révèle dans toute sa candeur l’âme honnête du marin. On dirait un triton sorti le matin même de sa grotte de cristal. Il n’est pas de ce