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s’enquit avec lui de tout ce qui pouvait le rendre plus agréable. Elle voulut être le frein qui modérerait son ardeur étourdie, mais un frein doux et facile. Debout dès l’aurore, vigilante et joyeuse, elle donnait à tout ce coup d’œil qui maintient l’ordre et accroît le bie-nêtre. Elle était heureuse si Urbain la remerciait d’un sourire. Familier avec tous ces menus plaisirs de la vie parisienne qui affriandent les femmes par une légère saveur de fruit défendu, Urbain voulut faire partager à Madeleine quelques-unes des distractions banales dont il avait pris l’habitude. Madeleine se crut aimée : c’était déjà la meilleure part du bonheur qu’elle ambitionnait. Que n’eût-elle pas fait pour ce cher Urbain qu’elle entourait de mille tendresses! N’était-il pas naturel de penser qu’à son tour Urbain ferait pour elle ce qu’elle demanderait? Il ne fallait pas se hâter seulement. Urbain prenait langue et se renseignait. Comme un lutteur, il rassemblait ses forces avant d’entrer dans la lice. Ses promenades dans les théâtres avaient pour but d’étudier l’art dramatique et le goût du public. Il le lui disait du moins, sans ajouter que la plupart de ces promenades se faisaient en compagnie de la comtesse Czerniskî. Urbain, que la comtesse appelait son cher maestro, croyait sans peine à tout le bien qu’on disait de lui, et sur ce chapitre ne contredisait personne, mais en même temps il trouvait agréable d’exploiter l’intérêt qu’on lui témoignait, et d’en tirer profit au double point de vue de sa réputation et de son avenir. Paul Vilon, qui avait renoué connaissance avec Urbain à l’occasion de la cantate exécutée à l’Opéra, n’avait pas hésité à lui prêter l’appui de sa plume, bien qu’il eût peu de confiance dans l’avenir d’un talent livré, avant l’heure des succès durables, aux faciles ovations du monde. Les relations d’Urbain avec les amis de la comtesse n’étaient malheureusement pas les seules qui exerçassent une action directe sur sa vie; il la gaspillait d’un autre côté sur le boulevard, dans les foyers de théâtre, où il avait mille connaissances recrutées un peu partout. Le jeune compositeur côtoyait la bohême et s’y mêlait quelquefois; la ligne qui la sépare du monde sérieux des artistes, où le travail est la seule loi, est indécise : il ne tarda pas à la franchir.

Le jour vint cependant où Madeleine eut un enfant, une petite fille, qu’on appela Louise, en souvenir de son grand-père de Béru, et dont le père Noël fut le parrain par procuration. Ses premiers sourires, ses premiers bégaiemens l’empêchèrent de voir avec effroi l’absence totale de labeur sérieux et de résultats appréciables où se consumaient les jours d’Urbain. Quand elle berçait et caressait sur ses genoux cette chère créature, où elle revoyait les traits de son père, pouvait-elle croire qu’Urbain s’oubliait aux Champs-Elysées dans la calèche de la comtesse Czerniski, ou plus tristement encore dans un cabinet particulier avec une prima donna sans emploi?