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Un jour qu’elle veillait auprès de ce doux berceau, Urbain lui apporta une petite bourse pleine d’or qu’il vida sur sa robe ; puis, tirant de sa poche un écrin de velours, il passa un bijou au bras de Madeleine. — Me reprocheras-tu encore de ne rien faire ? dit-il de sa voix la plus câline ; voici le prix d’un recueil de mélodies que j’ai vendu ce matin. Ce bracelet te le rappellera.

Madeleine baisa la main de son mari. Certes, depuis qu’il avait pris son vol dans le monde, Urbain ne l’avait pas lassée par de trop fréquentes démonstrations de tendresse ; mais un peu par nature, un peu par calcul aussi, il avait de ces mouvemens qui ravissent les femmes et endorment leurs inquiétudes. Des observateurs chagrins auraient bien pu dire que la prudence y avait autant de part que la bonté, mais ces réveils et ces élans semblaient si spontanés qu’il fallait avoir l’âme bien soupçonneuse pour y voir l’apparence de l’habileté.

Trois ans se passèrent ainsi. Sardanapale dormait, le directeur de l’Opéra n’était pas venu, et la bohème gagnait chaque jour du terrain sur le monde. Le petit éclat qu’Urbain avait jeté pendant les premiers jours allait s’affaiblissant. L’oisiveté, la dissipation, l’amour-propre, faisaient leur œuvre. À mesure que les chances s’éloignaient, l’ancien élève du père Noël travaillait moins. Bientôt une certaine aigreur se montra dans l’expression de son orgueil froissé. L’éditeur auquel il avait cédé un second album après la vente du premier ne sonnait plus à sa porte. Un certain vide se faisait autour de lui. Un soir il se présenta chez la comtesse Czerniski, qu’il n’avait pas vue depuis quelque temps ; elle était partie. Ce départ sans un mot d’adieu trahissait un dédain qui blessa profondément l’artiste. Il se laissa aller à quelques imprécations contre les grandes dames, imprécations qui n’étaient ni bien neuves ni bien justes, et se jeta plus avant dans la bohème. Il n’y trouva ni bons conseils, ni bons exemples, mais au contraire un levain qui activait la fermentation déjà si violente de son esprit.

Quand Madeleine le questionnait, il ne manquait pas de belles paroles pour la rassurer ; cependant, malgré son indulgence, elle avait été contrainte de remarquer que le piano ne s’ouvrait jamais ; une ride s’était faite à la surface de son bonheur. Il était impossible que cela continuât longtemps sans amener les plus fâcheux résultats. Madeleine savait par une sorte d’intuition qu’on ne travaille un peu que lorsqu’on travaille beaucoup. Or Urbain ne faisait rien. Un jour donc qu’il paraissait de bonne humeur, elle ouvrit le piano, et, préparant du papier à musique, elle prit doucement le bras de son mari. — Eh bien ! dit-elle, cette mélodie que vous m’aviez promise ? — Urbain tira sa montre. — Demain, répondit-il ; aujourd’hui j’ai affaire. — Madeleine savait par cœur cette réponse : elle ne se dé-