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la confiance des premiers jours, et savait où mènent les ovations prématurées. Sa conscience lui criait qu’Urbain avait d’ailleurs plutôt perdu que gagné depuis l’époque déjà lointaine où sa cantate excitait tant d’applaudissemens. A trois ans d’intervalle, l’épreuve lui paraissait bien autrement redoutable. Maintenant tout pour elle était en jeu : son cœur, son amour-propre, l’intérêt de son amour et de son avenir. Elle allait voir pour la seconde fois face à face son mari et ce public de Paris qu’elle savait si délicat et si blasé, s’il se montre parfois si complaisant. Urbain était tranquille. Les premiers pas des personnes qui entrèrent dans la salle tintèrent aux oreilles de Madeleine; les premiers et vagues accords de l’orchestre résonnèrent dans son cœur. Elle entendait le moindre bruit; les silences lui semblaient éternels; jamais on n’avait tant toussé. Ses yeux ne découvraient partout que des places vides. Elle souhaita qu’Urbain devînt aveugle; mais il avait voulu diriger l’orchestre, et tournait le dos à la salle; d’ailleurs il avait comme un bandeau sur les yeux. Ce concert ne dura guère que trois heures. Aucune nuit d’insomnie ne parut plus longue à Madeleine. Les morceaux ne finissaient pas. Elle avait la langue sèche et la poitrine serrée. Malgré la crainte qu’elle avait de Paul Vilon, elle ne put s’empêcher de le regarder. Paul, qui avait le goût ferme et sûr, fit avec les lèvres une moue dont elle comprit la signification. L’effet du concert était manqué. Cependant les connaissances d’Urbain applaudirent consciencieusement, Paul surtout; une partie du public les imita. Urbain salua avec l’ivresse dans les yeux. — Eh bien! que t’avais-je dit? s’écria le musicien tout radieux en rejoignant Madeleine.

Peu de jours après, il fallut compter. Les quelques sommes qu’Urbain avait reçues disparurent bien vite. Quand il n’y eut plus rien pour solder les notes, il parla d’envoyer chez 4es personnes auxquelles il avait remis des billets. — Et il nous restera bien encore cent louis, dit-il.

— Voici le moment! pensa Madeleine.

Il sonna pour avoir un commissionnaire. — C’est inutile, dit-elle.

— Pourquoi donc?

Sa femme ne savait que répondre. Elle le regardait comme une mère regarde son fils. — Voyons, parleras-tu? reprit Urbain.

Madeleine s’empara de la boîte dans laquelle elle avait caché les billets rendus, et sauta sur les genoux d’Urbain. — Vois-tu, dit-elle de sa voix la plus câline, les commencemens sont les plus difficiles. Il ne faut pas te décourager... Et puis cela ne prouve rien...

Urbain ouvrit la boîte brusquement et vit tous les billets. Il devint tout pâle, et les prit par poignées. Les lettres étaient auprès. Il en parcourut cinq ou six. Elles se ressemblaient toutes. — C’est une cabale! s’écria-t-il.