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— Tiens! répondit Madeleine, c’est un méchant homme... Ne le reçois plus!

Urbain haussa les épaules. — Dieu! quelle provinciale ! dit-il à demi-voix.

Madeleine regarda son mari dans les yeux, puis elle se couvrit le visage de ses deux mains et se sauva : elle avait peur de voir jusqu’au fond de cette âme.


VI.

Le moment était venu de mettre à exécution le conseil de Paul. Madeleine le tenta, mais sans succès : Urbain se fâcha même et l’accusa de vouloir le décourager. Si vraiment elle l’avait aimé, aurait-elle eu jamais la pensée de le renvoyer à Blois? La mauvaise foi d’un directeur prouvait-elle qu’il eût moins de talent ? Si la crainte seule de ne pouvoir vivre sur le même pied la faisait parler, il fallait qu’elle se rassurât; il n’était pas encore, Dieu merci, à bout de ressources. Il resta donc. Une nouvelle phase de son existence commençait, phase dangereuse, dans laquelle il débuta par quelques emprunts faits lestement, un jour dans la poche d’un ami, le mois d’après dans celle d’un éditeur. Il avait une manière de demander si naturelle, que l’on n’avait même pas l’idée de refuser. C’était la désinvolture d’un grand seigneur, la franchise d’un gentleman, mêlées à l’originalité d’un artiste à court d’argent par étourderie. Il rendit quelquefois. Si les revenus étaient mangés, la dot répondait du reste, bien qu’écornée passablement déjà. Urbain avait mis les deux pieds dans un monde où la morale est un peu traitée comme une prude avec qui l’on ne fraie pas. Il n’avait pas la tête meublée de principes assez solides pour résister à la contagion de l’exemple. L’important pour lui était de vivre sans rien changer à ses habitudes, en attendant qu’une occasion le tirât d’affaire. La question d’art se compliquait ainsi d’une question d’industrie. Il cherchait une affaire presque autant qu’un poème. Chaque semaine écoulée précipitait cette œuvre de désorganisation intellectuelle. Le compositeur allait s’effaçant. Le cœur de Madeleine se serrait au spectacle de cet abaissement du niveau moral contre lequel elle luttait en vain. Qu’il était loin alors, l’Urbain convalescent qu’elle avait vu aux Grouets !

Vers cette époque, Urbain avait fait la connaissance d’un certain Bergevin, qui mariait habilement les affaires industrielles et la collaboration à des journaux inconnus. Grâce à ses jambes et à une certaine gaieté, Bergevin avait des relations un peu partout. Ce n’était point tout à fait un malhonnête homme, bien qu’il ne poussât pas la délicatesse jusqu’au scrupule; mais il avait l’art de présenter