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les choses sous un jour qui les rendait séduisantes. Dix rencontres l’avaient introduit dans l’intimité de l’artiste, auquel il n’épargnait pas des louanges qui ne lui coûtaient rien. Il avait flairé de ce côté-là un peu d’argent comptant, et son amitié de fraîche date en avait été aiguillonnée, comme la convoitise d’un brochet qui a vu frétiller une carpe dans ses eaux. Un jour il arriva tout radieux au café, où le compositeur passait une heure ou deux chaque matin, et lui frappant sur l’épaule : — Embrassez-moi, dit-il, votre fortune est faite; la gloire vous rendra bientôt visite sous la forme d’un garçon de recette, un sac sous le bras.

— Comment cela? demanda Urbain.

— C’est fort simple; un propriétaire de mes amis veut se défaire d’un établissement qu’il exploite aux Champs-Elysées; il s’agit d’un café-concert. Il a l’idée d’une plus grande entreprise; pour quelque argent, il vous met en son lieu et place. J’ai tout un système que je vous communiquerai en temps utile, une affaire qui est une vraie mine d’or. Vous ferez exécuter vos symphonies et chanter vos grands airs par des artistes à vous; moi, j’administrerai, et nous partagerons les bénéfices à la fin du mois.

Bergevin n’était jamais à court d’argumens. On pouvait calculer les frais de l’exploitation à vingt sous près; comment n’être pas sûr de la vogue avec des compositions inédites signées d’Urbain Lefort? On se vengerait des directeurs, et le succès forcerait l’intrigue et le mauvais vouloir à capituler. Quand il eut fait luire cette belle perspective aux yeux éblouis d’Urbain, son ami, qui le vit alléché, entama la question des chiffres. Il restait bien encore quelques milliers de francs disponibles sur la dot de Madeleine. Urbain n’hésita pas à les promettre. Il apporta le soir même à Bergevin la somme demandée, et Madeleine apprit bientôt avec étonnement que son mari était propriétaire-directeur d’un café-concert.

— Est-ce fait? s’écria-t-elle avec une terreur instinctive.

— Oui, répondit Urbain. As-tu peur?

— A quoi bon te le dire à présent?

— Tiens! reprit-il, que serais-je devenu si je t’avais écouté? Tu es la femme du découragement et l’ange de la mélancolie!

Content du mot qu’il avait fait, Urbain alluma un cigare et courut rejoindre Bergevin. Madeleine avait compris dès les premiers mots tous les périls d’une affaire commerciale où ce qui lui restait de fortune allait être englouti. Elle savait Urbain tout à fait incapable de diriger une entreprise où la première condition de réussite est un ordre exact, uni à une extrême économie. Ce qu’elle savait de Bergevin ne lui inspirait pas une grande confiance; son mari pouvait donc y compromettre son honneur et peut-être l’y laisser. Malheureusement l’acte était signé; elle garda toutes ces inquiétudes pour elle-même et