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la fortune m’a trahi, au lieu d’être tranquillement assis devant un bon déjeuner, je serais à l’heure qu’il est en Tartarie ou dans le Monomotapa.

Ce n’était pas le hasard, tant s’en faut, qui, en faisant venir Bergevin à Blois, l’avait mis sur le passage d’Urbain. L’ancien associé du compositeur avait fondé, on le sait, un établissement où les muses de la danse et de la musique étaient honorées. Il lui manquait encore un chef d’orchestre qui fût en état de varier le répertoire par des compositions nouvelles. Il avait alors pensé à son ami Urbain, dont il avait mis à l’épreuve le talent d’improvisation. De là son voyage. Le déjeuner était à peine entamé, que Bergevin attaqua résolument la question, mêlant avec habileté les argumens, les conseils et l’ironie. Que faisait Urbain à Blois? Une ville de province où il n’y avait même pas de théâtre était-elle un séjour convenable pour un compositeur? C’était moins une ville qu’un tombeau où il enterrait son talent. La place d’Urbain était à Paris, non ailleurs, à moins cependant qu’Urbain n’aspirât aux fonctions de conseiller municipal ou de marguiller de sa paroisse.

Quand il vit son convive indigné et à moitié vaincu déjà, Bergevin mit de nouvelles paroles sur un autre air. Si Urbain avait échoué dans sa première campagne, c’était moins sa faute que celle des circonstances. Un artiste embarrassé d’une femme n’a plus sa liberté. Seul, Urbain eût été riche; en une soirée, il eût pourvu aux besoins de tout un mois, et, délivré de sottes préoccupations, il n’eût plus pensé qu’à la gloire. Ah ! si Bergevin avait eu la figure et le talent d’Urbain Lefort, il n’aurait pas mis un temps bien long à monter au plus haut de l’échelle; mais Urbain était jeune, et la tentative pouvait être recommencée.

Celui-ci prêtait l’oreille avec l’avidité inquiète du chien qui entend au loin le cor de chasse. Bergevin fit apporter deux bouteilles de vin de Champagne, et, remplissant leurs verres comme au temps où ils déjeunaient aux Champs-Elysées, il s’ouvrit à son ex-associé. Un emploi de chef d’orchestre, cent écus d’appointemens par mois, de bonnes relations avec tous les artistes et la faculté de faire exécuter autant de morceaux de musique qu’il en composerait, telle était la position qui lui était offerte; le reste dépendait de lui. A ces mots, tous les instincts mal assoupis d’Urbain se réveillèrent. Paris avec toutes les fêtes et tous les bruits qu’il avait aimés passa devant ses yeux. Il vit aussi Madeleine et Louison, et il soupira. Bergevin devina ce qui se passait en lui. — Si cela vous contrarie, reprit-il froidement, il n’y faut plus songer. Restez à Blois si Blois vous plaît... Je viendrai vous demander des nouvelles de votre talent dans six mois... Bonsoir!

Urbain frappa du poing sur la table. — C’est dit, s’écria-t-il, je pars.