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cette vigilance et de cette activité alerte qui rendaient tout facile. Quelquefois il avait comme des éclairs d’attendrissement ; d’autres fois l’égoïsme reprenait le dessus ; alors il pensait qu’elle lui devait bien ce dévouement de tous les jours pour le consoler d’avoir quitté Paris. Seulement, quand il était auprès d’elle, il se faisait en lui comme un apaisement. Il n’osait pas se plaindre. Madeleine avait des câlineries pour les habitudes rapportées de Paris ; jamais il n’avait fumé de meilleurs cigares et jamais bu de café plus chargé d’arôme. Urbain se plongea dans cette pensée qu’elle ne savait rien ; mais alors pourquoi ce regard et cette exclamation qui l’avaient fait pâlir ? C’était sans doute une allusion à sa dot gaspillée et à l’isolement où il l’avait tenue. — Après tout, se disait-il, un artiste n’est pas un bourgeois ! — Et il fumait tranquillement la longue pipe à bout d’ambre qu’elle lui présentait tout allumée.

Malheureusement, si Urbain respirait auprès de Madeleine une atmosphère de repos, aussitôt qu’il ne la voyait plus, il retombait dans ses agitations et ses regrets. Paris lui manquait, comme l’eau-de-vie à un buveur habitué aux liqueurs fortes. Le temps, au lieu d’éteindre ce feu intérieur, l’avivait. Il avait des heures sombres pendant lesquelles il allait dans les cafés, cherchant les commis voyageurs pour avoir des nouvelles du boulevard. La bohème avait déposé son limon dans cette âme, et rien n’en pouvait effacer la trace. Quand une troupe de comédiens donnait des représentations à Blois, il passait ses soirées autour du théâtre et se liait avec les acteurs. L’odeur des quinquets lui faisait plaisir. Dans les récriminations de ces pauvres diables, tous victimes d’odieuses cabales qui leur fermaient, disaient-ils, les théâtres de Paris, il retrouvait l’écho de ses propres déboires, et s’y complaisait. Un dimanche, en revenant de la cathédrale, Urbain fut accosté par un homme qui portait un habit bleu à boutons d’or, des favoris en collier, et jouait avec un jonc à pomme d’écaille.

— Bergevin ! vous à Blois ! s’écria Urbain ravi.

— Je vous cherchais, dit Bergevin ; venez déjeuner avec moi, nous causerons. En voyage, j’ai toujours faim.

L’ex-associé d’Urbain l’entraîna à l’Hôtel d’Angleterre, et fit dresser le couvert dans sa chambre. — Çà, dit-il, que faites-vous à Blois ?

Urbain fit la moue : — Pas grand’chose, répondit-il.

— Nous avons donc renoncé à Paris ? poursuivit Bergevin en dépêchant l’aile d’un perdreau.

Urbain frappa sur la poche de son gilet, et répéta un mot célèbre dans les annales de la bohème : — Il le fallait !

Bergevin avala un verre de vin de Bordeaux d’un seul trait. — Cette raison-là, je l’ai connue souvent, reprit-il, et cependant je n’ai jamais émigré. S’il m’avait fallu prendre la fuite toutes les fois que