lorsque, serré de près par ses persécuteurs, il s’élance en rasant la mer et s’y replonge soudain avant que le soleil ait séché ses ailes. J’étais bien rarement alors frustré dans mon espoir. La table du commandant et celle de l’état-major n’avaient pas d’autre, pourvoyeur que moi. Depuis cette époque, j’ai plus d’une fois revu les mêmes parages ; mais soit que je fusse moins habile ou moins persévérant, soit que la mer fût devenue moins poissonneuse, je n’ai pas retrouvé les pêches miraculeuses de ma jeunesse. Il faut bien dire aussi que les bâtimens d’aujourd’hui, pourvus d’un doublage en cuivre, n’ont plus, comme nos corvettes d’alors, une forêt sous-marine attachée à leur carène. Ils manquent de l’appât tout-puissant qu’offraient les milliers de crustacés et de mollusques cachés dans notre herbier aux espèces voraces habituées à vivre à leurs dépens. La Durance ressemblait à ces troncs d’arbres qui ont longtemps flotté sur l’océan, et autour desquels se rassemblent, pour ne plus les quitter, tout un peuple de poissons, où les plus gros dévorent les moindres, et où ceux-ci se nourrissent à leur tour des familles d’un ordre inférieur.
La pêche cependant, malgré toute l’ardeur que j’y apportais, n’occupait pas entièrement mes loisirs. La mission scientifique qu’avaient reçue les corvettes leur avait valu un trésor dans lequel nul ne puisait plus avidement que moi. Une bibliothèque, composée des meilleurs ouvrages de la littérature française, et comprenant, outre ce fonds essentiel, toutes les relations qu’on avait pu se procurer des voyages anciens ou modernes, avait été mise, sur la Durance aussi bien que sur la Truite, à la disposition des officiers. Entouré comme je l’étais d’hommes instruits et pour la plupart très distingués, je n’avais pas tardé à sentir l’infériorité à laquelle me condamnerait une éducation fort incomplète. J’avais trop d’amour-propre pour ne pas éprouver le désir de me mettre promptement à la hauteur des personnes au milieu desquelles j’étais appelé à vivre. Je ne trouvai heureusement parmi elles que de la bienveillance. C’était à qui seconderait mes efforts et m’aiderait de ses conseils. Les compagnons que j’eus dans ce voyage furent en réalité mes seuls professeurs, car mon éducation n’avait jamais coûté que dix écus de trois francs à mon père. Je lui en avais coûté la moitié moins pour venir au monde.
De longues traversées, de l’eau fétide, comme on en buvait sur nos bâtimens à cette époque, des provisions gâtées et des nuits orageuses sont sujettes à engendrer le scorbut dans les équipages et la mésintelligence dans les états-majors. On avait réussi à préserver nos marins du scorbut par l’emploi de boissons acidulées. On ne trouva point de remède aussi efficace contre l’aigreur qui se manifesta