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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/353

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j’ai tardé si longtemps à te répondre. J’ai été malade, très malade ; une fièvre cérébrale, dit-on. Mon médecin prétend que j’ai été pendant huit jours entre la vie et la mort ; mais je crois qu’il dit cela pour se donner l’air de m’avoir sauvé, et que la chose n’a pas été aussi grave.

Je ne t’écrirai cependant aujourd’hui que quelques lignes. Je suis encore très faible. Ma femme m’a soigné avec un dévouement admirable et s’est entendue avec ma mère pour ne me laisser jamais seul. L’une ou l’autre était toujours auprès de moi. J’ai eu le délire, m’a dit ma mère, et le nom de Louise revenait sans cesse sur mes lèvres avec des phrases incohérentes. Heureusement ma femme a cru que c’est elle que j’appelais sans cesse, et son affection pour moi en est devenue plus vive.

Grâce au ciel, rien ne peut désormais la tirer d’erreur, et je m’efforcerai de m’acquitter envers elle. Je suis guéri.


10 juillet.

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Louise est mariée. Charles B… m’a fait voir son mari. Il n’est pas beau, il a le dos voûté, les cheveux gris, mais il paraît dispos et robuste. J’ai pris des informations sur lui. C’est un homme intelligent et bon jusqu’à la grandeur d’âme, de cette bonté complète qu’on ne trouve plus guère que dans le peuple, de cette bonté innée qui résiste aux plus rudes épreuves. Ses quatre petits enfans étaient son unique souci : il en a un autre maintenant, le bonheur de Louise.

Il est ouvrier maçon, mais il est capable de devenir maître. Sa femme travaille chez elle. La mère Morin a repris ses journées. Ils jouiront un jour, je l’espère, d’une aisance qu’ils ne devront qu’à leur travail.

Quant à moi, je suis calme, je suis froid, je suis fort. Il n’y a plus de danger ni pour le présent, ni pour l’avenir. Seulement je dois te prévenir d’une chose pour que tu ne sois pas trop fier de ta cure, je me sens plus petit que je n’étais. Je parie qu’avant deux ans je serai un banquier modèle, un père de famille accompli. Il me semble qu’en tuant cet amour, j’ai tué ce qu’il y avait de meilleur en moi, ce quelque chose de divin que nous apportons en naissant, cette légère parcelle d’infini que peut contenir le cœur d’un homme.

Te voilà averti, veille bien sur moi, tente quelque diversion puissante, sauve-moi du vent glacial qui m’envahit.

Ma jeunesse est passée. Ô ma chère et belle jeunesse !


Ernest Serret.